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My Salinger Year – Douceur pour les rêveurs

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Sale temps pour les rêveurs. Rien de bien simple, déjà, en temps normal, mais la pandémie qui nous a frappés il y a un an déjà n’aura rien arrangé au diktat de l’économie de marché, discriminant la société entre non et essentiels. Rien de surprenant par ailleurs d’avoir vu figurer artistes, intermittents du spectacle, et plus globalement, travailleurs de la culture dans la première catégorie. Donne qui, malgré de (très) légers assouplissements, perdure encore aujourd’hui.

Sale temps pour les rêveurs, donc, car nombre d’entre eux, situation financière et besoins alimentaires obligent, ont dû se résigner à délaisser leur art et leur pratique dans un silence assourdissant, ou un désintérêt plus ou moins poli. L’heure pour eux d’embrasser de nouveaux emplois, des « vrais » cette fois… Ou quand pragmatisme rime avec cynisme, et rationnel avec appauvrissement culturel.

À ce titre, la sortie de My Salinger Year de Philippe Falardeau, en salles au Québec s’il-vous-plaît, représente déjà une belle bouffée d’air frais. Adaptation des mémoires éponymes de Joanna Rakoff (poétesse et romancière contemporaine américaine), à laquelle Margaret Qualley (The Leftovers, Once Upon a Time… in Hollywood) prête ses traits, My Salinger Year remet ainsi la figure de l’artiste au centre des débats, en discutant son rôle et son importance dans nos vies, dans les différentes sphères du quotidien, oui, mais aussi dans notre construction personnelle. Pour stimuler, questionner. Subjuguer parfois, ou même réconforter. Un camaïeu des possibles sur lequel Philippe Falardeau va s’attarder au gré des courriers de fans de Salinger que Joanna sera amenée à parcourir et trier. Courriers auxquels l’auteur lui-même n’accorde que peu d’importance, à tel point qu’il revient à Joanna d’entretenir, a minima, cette correspondance, et l’illusion. Or, attendues laconiques et purement fonctionnelles de la part de Margaret, sa supérieure (Sigourney Weaver), les réponses de Joanna, dans un élan artistique à la fois égoïste (se faire passer, du mieux possible, pour Salinger aux yeux de ses admirateurs, en mimant son style) et empathique (donner à ces derniers le sentiment d’être considérés par le sujet de leur passion), vont surtout être pour elle l’occasion rêvée d’entretenir sa plume, et de préserver sa flamme créatrice.

Ces séquences de conversations fantasmées entre Joanna et les lecteurs de Salinger vont dès lors servir de fil conducteur à Philippe Falardeau pour structurer son récit, lui permettant de mettre l’emphase sur le lien unique unissant auteur(e)s, créations, et public. En faisant converser face caméra ce dernier avec Joanna, dont la créativité, bridée par la nature même de son emploi et les règles lui étant imposées, reste à flot et s’épanouit au contact (in)direct de ces admirateurs ne souhaitant finalement qu’une chose : exprimer et partager leur passion pour une oeuvre qui, en retour, pourra potentiellement s’en nourrir pour grandir. Ce geste créatif, dans My Salinger Year, revêt ainsi les atours d’un acte voulu tourné vers l’autre, condition sine qua non pour Falardeau de voir celui-ci véritablement éclore et pleinement s’émanciper. Don, le petit ami new-yorkais de Joanna, l’apprendra d’ailleurs à ses dépens. Tout comme, à sa mesure, le personnage de Margaret qui, en miroir de Joanna, représente in fine tout ce que cette dernière serait appelée à devenir, si elle venait à vendre son âme à une carrière au succès social et financier tout tracé, mais au détriment de son enthousiasme, de son rayonnement, de son imaginaire, et surtout, de son expression artistique.

Au vu de pareil propos, on ne sera hélas guère surpris par les railleries qu’a pu recevoir le film après sa projection en ouverture du Festival de Berlin l’an dernier. Ni même par un certain mépris ayant accueilli la candeur avec laquelle My Salinger Year et Philippe Falardeau portent leur message. Sale temps pour les rêveurs, surtout les purs et les naïfs. Or c’est tout ce que représente le personnage de Joanna, véritable premier rôle du film (en dépit d’une campagne promotionnelle ayant un brin survendu celui de Sigourney Weaver), et celui pour lequel, à l’évidence, Falardeau semble éprouver le plus de tendresse. Aux antipodes du loser magnifique de La Moitié gauche du frigo, ou de la touchante bêtise de Guibord s’en va-t-en-guerre, plus proche de Monsieur Lazhar, l’amertume en moins, Joanna, par sa foi inaltérable en son avenir en tant qu’auteure, sa joie de vivre malgré les difficultés, mais aussi sa bienveillance et sa haute considération pour l’autre, représente un idéal. Un personnage de conte (heureux), moins Grimm que Disney version Raiponce, au destin semé d’embûches, mais dont la détermination et la bonté sauront l’emporter. Et si aspérités et failles doivent vraiment être trouvées, elles le seront non pas dans l’écriture, mais dans le jeu bien plus nuancé que dénoncé de Margaret Qualley qui, dans la continuité de sa prestation dans The Leftovers, apporte une timidité et une fragilité certaines, immédiatement contrebalancées par un pétillement et un enthousiasme communicatifs. De manière générale, la direction d’acteurs de Falardeau fait quoi qu’il en soit une nouvelle fois merveille, et le plaisir que ses comédien(ne)s ont eu à incarner leurs personnages apparait criant à l’écran, renforçant d’autant cette vision de l’art comme totem sérieux (sinon cérémonieux), certes, mais pouvant (et devant) aussi s’autoriser à s’abandonner et à lâcher prise.

Et tant pis si, pour ce faire, Philippe Falardeau aura sciemment choisi, lui, de se mettre en retrait. Film de personnages avant tout, My Salinger Year se montre moins généreux dans l’expression visuelle des envolées de Joanna, ou des atermoiements moraux (relatifs) ou personnels des protagonistes. Proche de la douce candeur d’un Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, bien que moins mélancolique, le film peine cependant à se montrer aussi inventif dans sa mise en scène, y opposant une certaine rigidité dans le mouvement et la composition des plans. Ainsi, bien que prenant pour cadre cette ville hautement cinégénique et bouillonnante culturellement parlant qu’est New-York, My Salinger Year s’autorise trop peu à jouer de son environnement pour soutenir son propos. Pourtant symbole du rêve (artistique) américain, et donc riche en possibilités expressionnistes, New-York version Falardeau reste cantonnée à jouer les seconds couteaux. My Salinger Year prendrait corps à Montréal que l’on n’y verrait que du feu. En résulte un manque regrettable de folie générale, de chair, et de digressions picturales qui n’auraient pas juré avec la poésie naïve du récit, ni avec la sage (sans être conforme) mais lumineuse et ambitieuse Joanna Rakoff.

Reste que… Sale temps pour les rêveurs (on ne le répétera jamais assez), mais pas chez Falardeau. Avec My Salinger Year, le cinéaste québécois signe une déclaration d’amour envers les artistes qui, plus que jamais, ont besoin de considération et de soutien. Ça n’ira pas plus loin, mais ça fait déjà beaucoup de bien. Et Falardeau d’offrir à ces rêveurs un fort joli cadeau.


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