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Yeux de velours

Par Spiga

Au début du mois de février, une fine couche de neige s’est déposée sur les crêtes du Val-de-Travers. En reblanchissant arbres et champs, la pellicule d’or blanc offre un court sursis à ce début d’hiver féérique, qui n’est malheureusement qu’une parenthèse météorologique qui ne préjuge en rien du réchauffement climatique.

En plus de sublimer les paysages, la neige trahit les va-et-vient des habitants des bois. Par ici, c’est Maître Renard qui est passé plusieurs fois près du tas de bois. Il y a même laissé son odeur caractéristique et marqué son territoire en déposant une crotte sur la souche voisine. Entre deux arbres, l’écureuil roux s’est offert un bain de poudre avant de regagner son palais des cimes. Plus loin, les empreintes de sabots et les zones de neige grattées marquent la présence de chevreuils. Le chamois, avec ses sabots de taille plus imposante, s’est également aventuré dans le champ. Il est tentant de poursuivre la recherche au cœur du bois pour essayer de trouver une trace féline. Mais vaut-il vraiment la peine de risquer de stresser des dizaines d’animaux qui doivent économiser leurs précieuses ressources pour courir après un fantôme?

Après avoir évalué le sens du vent, je m’installe en bordure d’une petite clairière. Rapidement, deux chevreuils font leur apparition au loin, dans une brume inconstante. Je prend les jumelles pour mieux les observer: il s’agit d’une chevrette et d’un brocard paré de bois de velours. Inlassablement, les deux cervidés grattent la couche de neige de la pointe du sabot pour faire apparaître quelques maigres herbages. Au cœur de l’hiver, les temps sont durs pour les animaux sauvages. En observant l’énergie investie par ces deux mammifères pour se nourrir de pauvres végétaux gelés, je ne peux m’empêcher de penser aux nombreux randonneurs et raquettistes cherchant un peu de liberté dans ces temps pandémiques. Comment mettre en balance les conséquences de ces incursions humaines répétées pour la faune sauvage et le droit de chacun de jouir de la nature? Une vaste question à laquelle je ne trouve pas de bonne réponse.

Le jour décline sur le Jura, et les chevreuils ne semblent pas décidés à bouger. Désormais dans l’ombre, ils poursuivent leur besogne méticuleuse. Soudain, comme attirés par une force invisible, les cervidés interrompent leur repas. Ils se regardent, semblent hésiter puis s’avancent progressivement dans ma direction. D’un pas décidé, la chevrette ouvre la marche, suivie de près par le brocard. Ils longent la lisière forestière puis viennent se glisser dans la dernière tache de lumière présente dans la pâture.

Si j’avais secrètement espéré ce mouvement tout au long de l’après-midi, je ne pensais pas qu’il se réaliserait. Les deux chevreuils sont désormais à moins de vingt mètre de moi, pile en face de l’objectif. J’entends distinctement leurs pas dans la neige, et même le bruit des herbes arrachées au sol gelé. Je caresse des yeux le velours délicat qui recouvre les bois naissants du brocard. Les seuls mouvements que je m’autorise désormais sont des pressions parcimonieuses de l’index sur le déclencheur. Ce moment de grâce et de proximité durera près de 30 minutes. Une fois la révérence céleste tirée, mes deux amis d’un soir se sont lentement effacés dans le bois pour passer la nuit. Il est alors temps de plier bagage pour aller se réchauffer et découvrir cette belle cueillette d’images. En partant, je leur souhaite bonne chance pour affronter le froide nuit à venir.

Val-de-Travers, le 14 mars 2021

Chevreuils sortant du bois

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