Un dessin animé états-unien qui ne vante pas l’accomplissement de son « destin » ? un film yankee qui rejette le rêve américain ? Non, vous ne rêvez pas : cette œuvre existe bel et bien. Elle est même toute récente, puisqu’il s’agit de Soul, cru Pixar 2020.
Pixar déconstruit rôles et psychés
On connaît depuis longtemps la volonté de Pixar de se démarquer du rival et allié Disney. Mais ces dernières années, sans doute depuis Vice-versa, la firme ne se contente pas de produire des personnages moins stéréotypés que ceux des Disney : c’est le concept même d’individualité qui prend un coup. Vice-versa (2015) inaugurait ce nouveau type de productions en déconstruisant la représentation dominante de l’esprit humain : contrairement à ce que laissent entendre bon nombre de récits où les actions des héros ont une cohérence sans faille, on ne traverse pas notre psyché tel « un roi en son royaume » (Descartes). Au contraire, comme le matérialise Vice-versa, nous sommes davantage traversés par des affects, des émotions, des puissances inconscientes.
Entre 2015 et aujourd’hui, Pixar a poursuivi bon nombre de franchises historiques (Cars 3, Toy Story 4), voire relancé certaines d’entre elles (Le Monde de Dory, Les Indestructibles 2), ces deux dernières allant dans le même sens d’une déconstruction des rôles sociaux. Coco (2017), one-shot, approfondit quelques thématiques de Vice-versa, les déplaçant de l’intimité psychologique à l’histoire familiale. Par son propos que ne renierait pas un Bourdieu, le film montre de quelle manière nos ancêtres nous façonnent et déterminent notre destin social. Miguel Rivera, son jeune héros, ne prend en main son existence qu’en acceptant l’héritage spirituel (et matériel) de sa famille. On est là très loin du mythe du self-made-man.
Soul, une quête mystique à la rencontre d’un autre que soi
Dernier né de cette nouvelle lignée, Soul donc. Soul et Coco partagent bien des aspects : outre un même rapprochement entre musique et mort, les deux longs-métrages refusent le mythe individualiste. Peut-être cela tient-il au caractère racisé de leurs personnages principaux : Miguel Rivera est un jeune Mexicain, fils d’une famille d’artisans dans laquelle il ne trouve pas sa place, et Joe Gardner un Afro-Américain vivant de contrats précaires de professeur de musique. Soul va cependant encore plus loin que Coco, en annihilant jusqu’à la notion de « vocation » si chère au cinéma d’animation états-unien. Alors que Miguel, au terme de son périple au Pays des Morts, accomplit son « destin » de musicien – comme s’il s’agissait là d’une puissance innée qu’il fallait actualiser –, Joe ressuscite lorsqu’il comprend que la musique, aussi forte soit-elle pour lui, ne constitue pas son unique raison d’être.
Sur Terre, ni destin à accomplir, ni carrière à mener. Tel pourrait être le message de la turbulente 22, une âme effrayée par la vie terrestre qui se lie pourtant d’amitié avec Joe. « Marcher pourrait être ma vocation », dit-elle en conclusion de son voyage sur Terre. De même que manger des pizzas, prendre le métro ou recueillir les plantes hélicoptères (ou « samares » pour les intimes). En somme, tous ces petits moments de la vie quotidienne durant lesquels on ne produit pas quelque chose, mais on s’immerge dans un flux de relations entre êtres vivants. À sa manière, 22 reproduit la distinction qu’opérait Milan Kundera dans L’immortalité : « Vivre, il n'y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l'univers descend comme une pluie tiède ». Une image que Soul adapte à sa façon : au lieu d’une fontaine, la paume de Joe, et de la pluie tiède, l’hélicoptère tombant du platane. Et c’est ainsi que Joe mesure sa place toute relative au sein d’un monde bruissant de vies.
De cette ontologie anti-téléologique découle la singularité formelle de Soul : les Michel et Terry. Bien que secondaires, ces personnages, conseillers des âmes en formation, se remarquent par leur animation si caractéristique. Formés de simples traits qui ne se juxtaposent pas toujours, ils matérialisent « la réunion de tous les champs quantifiés de l'univers sous une forme que le cerveau humain peut comprendre », comme se présente l’un d’eux. Lointains descendants de La Linea (mais en nettement moins glauque), ils accueillent autour d’eux les lignes de force qui nous traversent, les infléchissant provisoirement pour figurer une expression, sans jamais les retenir prisonnières. Nous sommes des puissances en tension, des êtres dont l’instabilité permanente fait la richesse et la variété, et non des formes figées, semblent nous dire les Michel. Libre à nous de nous en inspirer, et à Pixar de poursuivre ses explorations métaphysiques.
Soul, de Pete Docter et Kemp Powers, 2020, 1h41
Maxime
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