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Le cycliste à quinze ans

Publié le 29 avril 2021 par Nicolas Esse @nicolasesse

Mon premier Cilo, je l’avais oublié.
C’était encore le temps des cale-pieds. La lanière en cuir qu’on serre chaque fois avant de partir et qu’on retire un jour parce que ça va bien plus vite sans.

On est toujours pressé, à quatorze ou quinze ans.

Un matin, un bruit étouffé, très lointain, ce bruit de moteur diesel, bien lourd, bien gras et bien profond. Le chauffeur freine. Il rétrograde. Temps mort. Il remet les gaz à la sortie du virage et se lance dans la ligne droite. VRAM, très sommeil. Débrayage. VRAM, dormir encore. VRAM, on dirait… on dirait. VRAM, on s’éjecte du lit, le coeur battant et le corps endormi. Et là, debout en slip derrière la fenêtre on voit disparaître le cul jaunâtre du bus scolaire.

On saute en selle à moitié habillé. Pour la toilette, on s’en remet à l’eau de lycée. Et on descend. À fond. Tout à droite. Sur le grand braquet. Il fait froid. Les yeux pleurent et les mains gèlent sur les poignées de freins. La route se tord entre  barrières et murs de pierre. Un court instant on se redresse, on relance avant de replonger dans la pente. La tête dans le guidon on fond sur le prochain virage, on le connait par cœur, on le voit les yeux fermés. Et c’est là, juste à la lisière supérieure du champ de vision, qu’apparaît une zone scintillante et tout à fait hors de propos en cette fin de printemps.

De la glace.

Une coulée de glace posée sur toute la largeur de l’asphalte. On pense pêle-mêle : freiner, printemps de merde, freiner, une conduite a sauté, trop vite, trop tard, je vais m’écraser, moi dans le mur, du sang, mes morceaux partout sur les cailloux, je ne pourrai pas m’arrêter.
Une fraction de seconde avant l’éternité.
Alors par réflexe, on lâche les freins, essayer de passer, sans déraper, essayer de garder cette infime épaisseur de boyau en contact avec le sol gelé.

Le plan du monde s’incline. Doucement. Surtout ne pas mettre trop d’angle. Surtout rester vivant. Rester droit aussi droit que possible pendant que le mur, le mur se rapproche dangereusement. Ça va glisser. Je sens bien que ça va glisser. Je me prépare. Ensuite, il y a un blanc. Un flottement. Du mou dans ma roue avant. Le guidon se dérobe et je redresse, à contretemps. Debout, un pied sur une pédale, l’autre qui glisse sur le sol gelé, je traverse toute la largeur de la route, retrouve la terre ferme, manque de me faire désarçonner, freine, freine et finis par m’échouer sur le bas-côté.

Je me relève. Je relève mon vélo. Je fais quelques pas. Les jambes me manquent, le coeur aussi. Dans ma tête le grand rien, le néant, le vide absolu. Soleil. Froid. Route. Mur.

Je suis là. Je suis vivant, je ne sais pas comment.


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