La nouvelle publication de l'Insee est décidément très riche d'enseignements. C'est pourquoi, après mon billet sur l'importance capitale des services publics pour réduire les inégalités de revenu, je souhaite vous présenter aujourd'hui les derniers chiffres concernant la pauvreté monétaire en France.
La pauvreté : un phénomène multidimensionnel
Il est désormais à peu près admis par tout le monde que la pauvreté ne peut se réduire à sa seule dimension monétaire. Cette infographie du Monde, issue des travaux de Nicolas Duvoux, nous donne les principaux indicateurs de pauvreté, qui n'ont aucune raison de se recouper, ce qui revient à dire qu'une personne pauvre selon l'un de ces critères ne l'est pas forcément selon un autre :
[ Source : Le Monde ]
En tout état de cause, ce serait une erreur de croire que pauvreté rime avec chômage, en ce qu'il existe des travailleurs dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté ou dont les conditions de vie sont très dégradées. Autrement dit, les politiques de l'emploi qui consistent à mettre tout le monde au travail, sans réfléchir aux conditions d'exercice, butent à l'évidence sur cet écueil de la pauvreté laborieuse.
La pauvreté monétaire
C'est certainement l'indicateur le plus connu, mais qui présente le défaut majeur de ramener la pauvreté à un simple seuil chiffré. Un individu est en effet considéré comme pauvre, au sens monétaire, lorsqu'il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté, généralement fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie. L’intensité de la pauvreté permet, quant à elle, d’apprécier à quel point le niveau de vie de la population pauvre est éloigné du seuil de pauvreté en mesurant l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté.
À la date de l'enquête, en 2018, la moitié des personnes vivant dans un ménage de France métropolitaine ont un niveau de vie inférieur à 1 771 euros par mois (niveau de vie médian). D'où, un seuil de pauvreté monétaire à 60 % x 1 771 = 1063 euros. En 2018, 14,8 % des personnes habitant en logement ordinaire vivent au‑dessous du seuil de pauvreté en France métropolitaine, soit 9,3 millions de personnes.
[ Source : Revenu et patrimoine des ménages 2021 - Insee ]
Et sans la redistribution, le taux de pauvreté monétaire serait bien plus important :
[ Source : Revenu et patrimoine des ménages 2021 - Insee ]
L'intérêt tout particulier de cette étude de l'Insee est de prendre en compte des populations habituellement non comptabilisées (communautés, sans‑abri, habitations mobiles, étudiants non cohabitants). Elle arrive alors au chiffre d'environ 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en France métropolitaine :
[ Source : Revenu et patrimoine des ménages 2021 - Insee ]
Et avec la pandémie ?
Le Premier Ministre, Jean Castex, avait chargé le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (CNLE) "d’enrichir la connaissance qualitative de l’évolution de la pauvreté". Rien que le titre du rapport remis en mai 2021 laisse entrevoir le pire : "La pauvreté démultipliée" ! On y lit que la crise liée à la covid-19 a empêché les personnes en précarité d’en sortir, a précipité dans la pauvreté ceux qui en étaient proches et a beaucoup pesé sur les jeunes. Le rapport fourmille de témoignages, chiffres et graphiques pertinents (bénéficiaires du RSA, nombre de repas pris dans la journée, précarité du logement...), qui montrent l'aggravation de la pauvreté.
Quant à l'Europe sociale - véritable serpent de mer depuis deux décennies - le sommet des dirigeants européens à Porto, les 7 et 8 mai, devait à nouveau la relancer. Hélas, comme le fait remarquer Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, le pari de l'Union européenne de faire baisser le nombre de personnes menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale a été manqué et les obstacles structurels à la lutte contre la pauvreté n'ont toujours pas été levés... J'ajouterai qu'ils n'ont peut-être même pas été identifiés par des dirigeants politiques convaincus de la supériorité du modèle néolibéral reposant sur la concurrence à outrance et l'austérité !
Pour revenir au cas français, comment les décideurs politiques peuvent-ils s’accommoder d'une telle catastrophe sociale dans un pays développé ? 10 millions de pauvres (au sens monétaire) sur 67 millions d'habitants !