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La proximité : les méandres d'une caresse

Publié le 30 juin 2007 par Marc Gauthier
d147c1d9f7d19dbf36f7280f90a5de7d.jpgIl serait dommage, après avoir redécouvert le sens du toucher et la proximité humaine que celui-ci peut apporter, de ne pas poursuivre plus avant pour en savourer l’expression la plus aboutie et la plus sublimée, pour explorer d’une façon neuve ce geste si particulier, tendre, sensuel et charnel à la fois : la caresse.

On trouve dans la philosophie de Lévinas, et dans son approche éthique de la relation interpersonnelle qui se noue entre deux êtres à travers leurs visages, une approche originale de la caresse, très clairement reliée à la vision qu’il développe sur la découverte du visage de l’autre.

En effet, le surgissement du visage de l’autre dans notre champ de vie entraîne plusieurs bouleversements en nous. Il nous déracine d’abord de notre quiétude intérieure et de la tranquillité dans laquelle nous laissait la solitude : nous n’étions alors responsables que de nous-mêmes, et nous pouvions agir à notre guise puisque nous ne pouvions être jugés par le regard de l’autre. Mais dés lors qu’il apparaît, l’autre nous arrache à cette tranquillité, de deux façons, aussi contraignante et douloureuse l’une que l’autre : il nous rend d’abord responsable de lui, et en même temps, il nous dessaisit de nous-mêmes par son regard.

Car d’une certaine façon ce regard cherche à nous connaître, c’est-à-dire à nous définir, à nous décrire, à nous caractériser. A nous border d’épithètes et d’attributs, qui lui permettront d’obtenir in fine une image rassurante, parce que cadrée, de celui que nous sommes et qu’il n’est pas acceptable pour sa tranquillité de laisser dans le flou de l’inconnu. En procédant ainsi, le regard de l’autre nous fait correspondre à une image que lui-même a forgée, qui nous extrait de notre identité propre pour nous faire soudain porter un masque qui supprime dans les yeux de l’autre notre indétermination, notre altérité. Il nous façonne à l’aune de ce qu’il souhaite que nous soyons.

C’est ce jeu du regard, intégrant le visage de l’autre dans son monde, qui m’intéresse ici. Je n’aime pas beaucoup les proverbes et autre sagesses populaires en général. J’y vois la plupart du temps une abdication de la pensée, qui pour ne pas perdre la face se dissimule derrière une phrase toute faite dans laquelle chacun est censé trouver un peu de bon sens. L’absence de pensée en réalité, mal cachée sous les traits d’une expression imprécise et parfois parfaitement infâme (« pas de fumée sans feu », « les chats ne font pas des chiens », quelles horreurs…). Mais il en est un qui, envisagé à travers le philosophie de Lévinas, trouve un sens d’une précision et d’une sensibilité que j’apprécie beaucoup, et qui fait accéder à une compréhension qui me semble très humaniste de la relation amoureuse : celui qui dit que l’amour est aveugle.

On a vu que dans la relation interpersonnelle, un jeu s’installe entre les individus (entre deux individus pour rester dans le cadre exact de la description faite par Lévinas, l’introduction d’un tiers renvoyant à une autre notion que celle qui m’intéresse ici). Par ce jeu, chacun tente d’intégrer l’autre dans son imaginaire et de le border, de le décrire, de le saisir afin qu’il ne s’échappe plus par l’indétermination première qu’il oppose au regard de l’autre. C’est cette démarche, probablement assez instinctive chez chacun de nous puisque cette forme de connaissance que nous tentons de former vis-à-vis d’autrui, ce rappel du passé et de notre expérience pour trouver comment appréhender l’autre, est le mode sur lequel nous essayons toujours de nous rendre maîtres de notre environnement, afin de ne pas le subir, mais de l’exploiter à notre profit, c’est cette démarche disais-je qui constitue l’agression principale que nous pouvons exercer contre autrui. Car ce faisant, nous le dessaisissons de son identité, de ce qu’il est, pour ne plus le laisser vivre qu’à travers le filtre contraignant que nous avons formé.

L’amour au contraire, est une démarche dont l’un des fondements est de préserver, et je dirai même pour ma part de faire irradier, la notion d’identité de l’autre. Aimer l’autre « parce qu’il est » plutôt que « pour ce qu’il est », comme je l’ai déjà évoqué, c’est l’aimer sans condition de valeur, de caractère, de quoi que ce soit qui « affecte » son être. C’est l’aimer presque simplement « parce que » comme dirait un enfant. Or cette identité de l’autre est d’abord définie, quoique cela puisse paraître paradoxal, par son altérité, c’est-à-dire par son indétermination, ou plutôt même par son indéterminabilité, si l’on me passe ce barbarisme.

Cela signifie que le regard de l’amoureux, lorsqu’il se porte sur l’autre, ne cesse d’échouer dans sa quête de le découvrir. Il avance en terrain meuble, instable, et l’autre, sous ses appels, toujours se dérobe et s’échappe. Son visage reste une place imprenable, toujours en mouvement sous les tentatives de fixation de l’autre. Le regard de l’amoureux ne pourra que le traverser de part en part, sans jamais y trouver de point d’attache, ni donc de sécurité. Et tant que ce regard amoureux saura continuer sa quête et y échouer, il restera amoureux. Le jour où le regard parviendra à se fixer sur l’autre et à en constituer une image stable, l’amour en même temps, disparaîtra.

L’amour, pour exister, doit donc être aveugle. C’est son fondement. Lévinas disait plutôt que c’était sa sagesse. Sans cette incapacité à voir et à saisir l’autre dans le champ de notre compréhension, nous ne saurions réellement aimer.

On peut tenter une approche similaire de la caresse.

L’acte amoureux réalise lui aussi la même démonstration d’amour que le mot incertain ou le regard instigateur et perdu. La caresse en est une expression particulière. Car la main constitue elle aussi une tentative de voir l’autre et de le découvrir par les sens. Sous  ses glissements et les méandres qu’elle dessine, le corps de l’être aimé se fait tout entier visage, indéterminé et fuyant. Qu’elle glisse sur une hanche ou sur un torse, qu’elle s’aventure autour d’une nuque ou d’un pied, sur un dos ou le long d’une jambe, la main caressante poursuit sa course, car elle n’a nul terrain où s’arrêter et où saisir le corps de l’être aimé pour s’en satisfaire. Le tracé qu’elle inscrit sur la peau de l’autre est l’expression de son envie intriguée, mais toujours inassouvie.

Sous la caresse, l’être aimé est rendu par son corps plus vivant, son altérité plus forte, que de toute autre façon. L’effleurement des peaux qui s’aimantent et se jouent l’une de l’autre, l’enivrement des courbes de chacun, des recoins qui s’offrent toujours à redécouvrir, la fièvre du corps sur lequel il faut sans cesse accepter de se perdre, cela constitue la forme charnelle sous laquelle s’exprime la liberté de vie, l’altérité constitutive de l’être de l’autre. La caresse se fait caresse parce qu’elle avance et évolue indéfiniment sur un corps inconnu qui s’offre et se dérobe en même temps.

On trouvera tout cela peut-être un peu théorique et « compliqué ». J’y trouve toutefois quelque chose de très vrai dans l’approche de l’attention que deux personnes peuvent se porter mutuellement. Peut-être cela est-il un peu poétisé (surtout dans ma version, sur laquelle je me suis un peu amusé, peut-être au détriment d’une plus meilleure précision), mais le fond m’apparaît profondément juste. Et là aussi, se pose la question de la distance entre les personnes, même lorsque celle-ci se montre la plus réduite qui soit. Peut-être comprend-on que la distance dont il s’agit ici n’est pas uniquement une distance géographique (n’est-ce pas évident en réalité) ?


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