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Tannhauser et le snobisme, un article de Georges Rodenbach dans le Figaro

Publié le 19 juin 2021 par Luc-Henri Roger @munichandco

 Tannhauser et le snobisme, un article de Georges Rodenbach dans le Figaro

La collaboration de l'écrivain et poète belge Georges Rodenbach (1855-1898) avec le Figaro est bien connue, une fois qu'il se fut installé à Paris (en 1888) : c'est dans ce quotidien qu'il publia en feuilleton son roman Bruges-la-morte (1898), puis ses Agonies de villes. Ses articles sur Auguste Rodin, qu'il défend avec passion,  ou sur Arthur Rimbaud sont restés célèbres. Le 4 juin 1895, il publiait un article intitulé Tannhauser et le snobisme, que je reproduis ici, osant espérer, cher lecteur, que tu prendras à le lire et à le savourer, le même plaisir que moi
TANNHAUSER ET LE SNOBISME
Erasme a écrit l'Eloge de la Folie. II y aurait à écrire l'Eloge du Snobisme. En anglais, le mot snob désigne une personne de mauvais ton. Pour nous, il signifie quelque chose comme, le « rallié » en art. Mais, comme dans son sens anglais, il garde toujours une nuance de défaveur. Pourquoi? Le snobisme, au contraire, n'est-il pas désirable, précieux, admirable ?
Le cas actuel de Tannhauser en est une preuve décisive. L'œuvre et l'auteur, en 1861, sont niés, bafoués, ridiculisés ; on déclare le musicien fou et que le drame aurait dû être exécuté — c'est l'Art musîcal qui parle — non à l'Opéra mais à Charenton. En 1895, 1e même Tannhauser finit dans des acclamations sans fin, une presque unanime apothéose, tandis que, depuis des années déjà, Wagner règne ici, fit écouter sa Valkyrie, plus compliquée, à l'Opéra, triomphe dans nos concerts du dimanche. Il n'est pas jusqu'aux pianos des "quartiers aisés" dont parle la complainte de Jules Laforgue où il n'ait définitivement remplacé la Prière d'une vierge.
Or un fait est certain : la musique de Wagner, pas plus aujourd'hui qu'il y a trente ans, ne peut plaire ni communiquer avec la foule et les profanes. Tout grand art est un peu hermétique, et celui-ci, plus qu'aucun autre, avec son orchestration touffue comme une forêt où on se perd, où on se cherche, où on se retrouve soi-même, à travers des bruissements, des cataractes, des clairières, des feuillages inextricables, des thèmes conducteurs dont les chemins se quittent, se croisent, convergent à quelque carrefour du drame... Il est naturel que le public se soit trouvé désorienté. Pour juger de telles œuvres, il faut une initiation musicale, un sens artistique. Aussi le plus étonnant, ce ne sont pas les incompréhensions de l'origine, mais les enthousiasmes actuels. Car, en somme, le public est toujours à peu près le même. Son éducation esthétique n'a pas changé. La moyenne des personnes artistes est pareille. Dans toute ville, il n'y a, pour l'art, que les quelques Justes d'Abraham. Pourquoi, dès lors, un accueil différent ? Et que s'est-il passé ?
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Il est arrivé que le snobisme s'est emparé de Wagner et de son oeuvre. Le snobisme, c'est-à-dire la partie vacante de l'âme des foules, la partie docile comme la cire, impressionnable et candide, un peu enfantine et vaniteuse. C'est le côté par où l'âme des foules reste enfant. Or, l'enfant a surtout l'esprit d'imitation. Le snobisme aussi.
Pour Wagner par exemple, son histoire est celle de tous les génies, de tous les apporteurs de neuf .Ceux-ci, dès les débuts, au milieu de l'indifférence, groupent autour d'eux quelques admirateurs d'élite, résolus et fanatiques. Ce que ceux-ci pensent est déjà ce que pensera l'avenir. Ainsi toutes les opinions ne sont faites que par quelques-uns. C'est ce que Baudelaire exprimait en disant, à propos des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand :  « Un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de mes amis n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ? »
Quant à Wagner, c'est l'opinion de quelques initiés aussi, comme Liszt, Hans de Bulow, Baudelaire, qui a suffi pour en imposer aux foules universelles. Le snobisme est intervenu, louangeant à son tour, exaltant sans comprendre, sans aimer, car le snobisme est l'adoption d'une mode qu'on n'aime pas. Il est le vaincu traîné malgré lui dans le cortège triomphal du Génie, effeuillant à son tour des palmes et des éloges, sans plus se souvenir qu'il se ment à lui-même, joue un rôle et qu'il porte des chaînes.
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Mais le snobisme n'existe pas que dans l'histoire de l'art. Qu'est-ce que l'histoire des gouvernements, l'histoire des religions sans lui ? Autour de tout annonciateur de vérités, homme politique ou prophète, il n'y a que quelques disciples. Mais le snobisme s'en mêle, et les progrès heureux s'accomplissent ! Le Christ aussi n'eut d'abord que douze apôtres, humbles à dessein, sans puissance, ni richesses, ni talents, pour que le miracle du ralliement fût plus admirable. Ces quelques partisans le proclamèrent un dieu. Ceux-ci avaient vécu près de lui, subi son emprise, reçu assez de sa lumière pour déchiffrer le plan providentiel. Ils avaient été initiés directement. Mais comment expliquer l'entraînement des autres, ceux qui ont suivi, ceux de depuis et d'aujourd'hui encore, ces milliards de fidèles entrés dans une Foi qu'ils ne peuvent pas pénétrer ? « Car si c'était intelligible, ce ne serait pas divin », comme dit M. Huysmans dans son admirable En Route. N'est-ce pas ici la forme divine du snobisme qui, toujours et en toutes matières, fait communier la foule avec le Mystère qu'elle ne comprend pas ?
Dans un certain sens, on peut dire que le snobisme est la cause de tous les progrès, fait accomplir toutes les grandes choses dans l'humanité. Il est l'invisible poussée des marées populaires. Lombroso parle quelque part du crime des foules. Le snobisme est l'enthousiasme des foules. Enthousiasme artistique, religieux, patriotique. Un seul a donné l'élan — berger qui gesticule ! — et voici suivre tout le troupeau humain. C'est Pierre l'Ermite (puisqu'il est d'actualité et qu'on vient de fêter son anniversaire) prêchant la Croisade ; et, par snobisme, parce que c'est de mode, de bon ton alors, et édifiant, tous quittent leurs manoirs, leurs provinces, partent pour la Terre Sainte. C'est Napoléon convoquant pour des batailles incessantes fatigues, dangers, oubli de soi et des siens, quelques lauriers dans du sang, la mort peut-être. Tous courent aux armes. Snobisme encore contagion unanime, fluide et magnétisme du génie. Et c'est Wagner à son tour, ténébreux, hermétique, révolutionnaire, qui s'affirme, est seul, nié, conspué. Va-t-il demeurer seul dans les siècles ? Se peut-il que ce navire chargé de tant de trésors s'immobilise au milieu de la mer ? Et voici un à un chaque flot qui se gonfle, la mer entière va frémir et pousser le génie vers les villes, vers les hommes, vers la gloire, sans savoir, sans vouloir peut-être.
Dans ces divers cas, comme dans tous les événement d'art ou d'histoire, il s'agit plus ou moins de snobisme. Celui-ci existe en tout pour ainsi dire. Car il n'y a d'abord que quelques-uns qui savent. Mais ceux-ci régissent la vie et seuls importent. Est-ce que dans une veilleuse il n'y a pas beaucoup d'eau et un peu d'huile ? Or c'est l'huile qui entretient la lumière. 
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L'ennui, c'est que le snobisme se trompe. Il constitue parfois des modes éphémères, et surtout déformées. Il exagère. Il déborde sur tout. Il confond, va à l'erreur, assimile mal, aboutit au ridicule. C'est alors le comique de certains exemples récents où, tandis que la littérature et la peinture remontent à un idéal de rêve, on voit des naïfs et des grotesques vouloir le réaliser dans la vie, le costume, les mobiliers et jusque dans la nourriture. Et aussitôt les fameux bandeaux plats à la Botticelli de ces dernières années, les pâmoisons esthétiques, les repas d'éther, les discours anarchistes dans d'exquis salons anglais, laqués en blanc ou tendus de velours Liberty — tout ce que M. Léon Daudet, dans ce prochain roman des Kamtchatka que publie en ce moment une revue, raille si bien, avec son don d'ironie puissante, sa faculté de typer en relief des ensembles, des groupes caractéristiques.
Mais même si le snobisme se méprend ou s'il est excessif, il a sa réelle et permanente utilité.
Car, au résumé, que pourraient sans lui les hommes de génie qui, d'abord, sont isolés forcément puisque la condition du génie c'est l'originalité, c'est-à-dire la non-conformité avec les autres ? Dès lors comment se faire agréer par les autres ? Le snobisme s'en charge ; et le triomphe est assuré !
Ainsi la gloire — et c'est le cas actuel pour Wagner — ne consiste, au fond, qu'à créer un snobisme durable autour de soi. Georges Rodenbach.

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