Dans la huitième étape, entre Oyonnax et Le Grand-Bornand (150,8 km), victoire du Belge Dylan Teuns (Bahrain). Le Slovène Tadej Pogacar, tenant du titre, a fait le ménage au général et s’empare du maillot jaune. De bout en bout, sous la pluie, le spectacle fut ahurissant de bagarres et de défaillances.
Le Grand-Bornand (Haute-Savoie),envoyé spécial.
Un spectre de feuilleton pour passionnés, quand se propageait, tout là-haut, des ondes de souffrances et de vibrations sur des corps élaborés. Nos héros vivants de Juillet, impassibles ou contraints, volontaires ou désabusés, découvrirent un ciel si bas que, à l’horizon, l’hostilité des Alpes se masquaient derrière les nuages en cette huitième étape, entre Oyonnax et Le Grand-Bornand (150,8 km). De la pluie façon déluge, de l’humidité, du froid à liquéfier les ardeurs, comme si le Grand Départ breton collait à leurs roues en tant qu’épithète. Pour l’entrée officielle dans la haute montagne, le chronicoeur huma l’air frais pour conjurer les mauvais sorts et l’imminence de quelque-chose d’irrationnelle qu’on pourrait nommer «l’appréhension». Un parfum de feuilles tendres flottait et commençait de s’étouffer doucement sous le poids de la vitesse.
Tout de nerfs et de cernes après le parcours dantesque et quasiment historique de la veille vers Le Creusot, le peloton, dès le départ d’Oyonnax, s’étira en lambeaux sur des routes pré-grimpantes et nous voyions clairement à travers depuis un moment. Partis comme des furieux affamés, sur l’asphalte glissant, nous imaginions les dialogues spumescents et hallucinés qui couraient de bouches en bouches, chacun pensant maladroitement à part soi. Sauve-qui-pouvait. Ce fut un train fou, absolument démentiel dès le kilomètre 0, que seule la quête de gloire ou d’absolu, dans les tréfonds des rares âmes grisées, pouvaient expliquer par sa logique furieuse et ambiguë. Des 177 rescapés, certains manquèrent vite à l’appel ou montrèrent d’inquiétants signes de lassitude, comme Chris Froome, pathétique quadruple vainqueur en pleine tentative survie (mais pour qui, pour quoi?). Ou encore Geraint Thomas, largué et à la peine dès les premiers hectomètres accidentés, ou le Français Pierre Latour, piégé avant même les cols. Sans parler de la «guêpe» Primoz Roglic, à la dérive, à l’agonie, se livrant aux tortures de plus en plus désordonnées de son supplice, de nouveau dépassé par les événements et tétanisé par les douleurs tenaces de sa chute en Bretagne. Seul, dépossédé, il erra en martyr, pour se lover enfin dans le gruppetto. Sans doute pour l’honneur, ultime valeur dont il fut encore capable dans son aliénation.
Après le festival des puncheurs et sprinteurs durant une semaine, les purs grimpeurs laisseraient nécessairement libre cours à leur sublimation. Car la route s’éleva sitôt l’heure du café post-déjeuner, sachant que les grandes difficultés répertoriées allaient s'enchaîner au-delà des 50 kilomètres de course. Profil impitoyable par temps de chien. D'abord les abordables côtes de Copponex (6,5 km à 4,4 %, troisième cat.) et de Menthonnex-en-Bornes (2,7 km à 4,9 %, quatrième cat.). Puis l’alignement assez terrifiant d’un raide triptyque de première catégorie : côte de Mont-Saxonnex (5,7 km à 8,3%), col de Romme (8,8 km à 8,9%) et col de la Colombière (7,5 km à 8,5%). Avant une descente vertigineuse vers le Grand-Bornand, où notre Julian Alaphilippe s’imposa en 2018.
Les images se déposaient en couches fines sur nos rétines dans un vacarme éternel. Pas de doute, il était écrit qu’il s’agirait d’une journée binaire. Survivre par l’exploit ; ou trépasser par la faiblesse. Pas de rhétorique en mode mineur, lorsqu’ils s’enfoncèrent dans l’épique. Dès la côte de Copponex (à 89 bornes du but!), une bagarre de luxe s’engagea et un groupe d’une vingtaine d’unités – parmi lesquels Tadej Pogacar ou Guillaume Martin – alluma une mèche trop peu incandescente sous les ondées. L’armada Ineos de Richard Carapaz, tout comme le maillot jaune Mathieu Van der Poelidor (Alcepin), revinrent d’un coup de pédale alerte. Juste un prélude. Avant quelque oraison. Autant l’admettre, il fallut dès lors nous frotter les yeux pour tenter de discerner une logique autre que la vérité nue de la montagne sacrée. Car le Belge Wout Van Aert, jadis équipier de luxe de Roglic sur les routes du Tour et désormais leader des Jumbo, montra qu’ils savaient se nourrir de la maturation saccadée des aventures illustres. Il secoua le groupe des cadors, tous soumis à «la dure». Dans ce cyclisme d’audace réinventé, tels ces amoureux au bord d’un précipice, la part du cœur ne se réduisait en rien. Tout au contraire. Le Slovène Pogacar, prêt à contrer chaque velléité, veillait au grain. Son vélo oscillait déjà harmonieusement entre ses jambes, il semblait voler sans heurts et il s’appliquait férocement à dissimuler son aisance afin que personne n’en tirât avantage.
A portée de vue du plateau des Glières et des maquis de la Résistance, nous entrâmes alors dans ces endroits uniques de vérité nue, là où sur les à-pics les escaladeurs laissèrent le fardeau de la vie en commun et pratiquèrent cet art singulier que nos glorieux aïeux nommaient jadis «l’art de grimper». Nulle part ailleurs le Tour surgit à ce point d’une limpide définition. Pas de duperie, pas d’illusion. A l’avant, suite à plusieurs tentatives, dix-huit fuyards prirent finalement leurs aises, jusqu’à près de sept minutes (Andersen, Henao, Martin, Paret-Peintre, Poels, Cattaneo, Yates, Elissonde, Teuns, Quintana, Castroviejo, Benoot, Woods, Izagirre, Armirail, Peters, Kuss et Juul Jensen). Quelque part entre les groupes, transit par les basses températures et l’ampleur du rideau de gouttes, nous aperçûmes le vétéran Alejandro Valverde se relever et renoncer à jouer la gagne. Dans les lacets détrempés, sur le fil du rasoir, il y eut des chutes en pagailles, commuant le spectacle en peur cadencée. La geste de la Grande Boucle en haute dramaturgie.
Se dressa le col de Romme, maudite montée nimbée dans la pénombre. Nous assistâmes au grand ménage d’été par essorage, sous l’impulsion de l’équipe UAE de Pogacar. A bout de souffle, Mathieu Van der Poel plia définitivement ses ailes jaunes – gloire au petit-fils de Raymond Poulidor. Puis ce fut au tour de Wout Van Aert, Rigoberto Uran, Vincenzo Nibali… et Julian Alaphilippe. La pénombre se transforma en crépuscule pour les hardis. Dès lors, Pogacar en personne s’envola vers les cimes, suivi un bref instant par l’Equatorien Richard Carapaz (Ineos), le vrai-faux dauphin. Le tenant du titre s’installa dans ce dodelinement fastueux, signant par l’agilité ce moment où la force d’un homme claqua la porte et imposa à sa volonté le divorce d’avec les autres. Du panache, assurément. Faute de mieux, comment l’exprimer autrement?
L’improbable homme-machine, à son faîte, avala ensuite le col de la Colombière sur un rythme identique, usant du grand plateau, écrasant les braquets (53x30) et le Tour avec. Ahurissante impression de performance extrême. Sous les nuages ourlés de plomb, nous en oubliâmes qu’il y avait toujours des échappés à l’avant-garde. Comme on dit dans le jargon, Pogacar «ramassa tout le monde» dans les pourcentages, sauf le Belge Dylan Teuns (Bahrain), qui, au point culminant, à 1618 mètres, plongea vers le Grand-Bornand. A tombeau ouvert, ce dernier dévala la descente-patinoire et vint quérir une victoire de prestige, en solitaire. Pogacar, flanqué de Woods et Izagirre, coupa la ligne avec plus de trois minutes d’avance sur le groupe Carapaz et Lutsenko, cinq sur Van Aert, près de vingt sur Van der Poel. Un gouffre venait de se creuser entre le Slovène et tous les autres, renvoyés au rang de figurants.
Le chronicoeur, lui aussi tout de nerfs et de cernes devant tant d’orgueil projeté par un frêle bonhomme venu de Slovénie, se força à percevoir la poursuite – ou le début – d’une œuvre élégiaque sur des monts historiques. Alentour, un parfum de feuilles tendres flottait en effet dans le chaos et commençait de s’étouffer doucement sous le poids du « moment » Pogacar.
[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 3 juillet 2021.]