Après cette passionnante saison du shincha, je voudrais changer un peu de sujet pour expliquer brievement le statut des potiers spécialistes théières à Tokoname et Yokkaichi (banko-yaki). Comme d'habitude les occidentaux en ont souvent une image un peu rêvée, une image orientaliste à base de "grands maîtres" machin-truc et d'artisanat posé en haut du grand piédestal des arts japonais.
Voilà, maintenant que ce tableau est dressé, on comprend pourquoi des jeunes potiers venant étudier à Tokoname préfèrent finalement ne pas prendre la voie de la fabrication de kyûsu, difficile à fabriquer, encore plus difficile à vendre. Il faut fabriquer cinq parties, le corps, le bec, le couvercle, la poignée et le filtre, puis assembler ces partis : en sommes il sera plus facile de fabriquer cinq mugs ou cinq assiettes par exemple, qui au total rapporterons plus qu'une seule théière.
Maintenant qu'on comprend la difficile situation, comment s'organise ce petit monde des potiers spécialistes des théières, c'est à dire en japonais des "kyûsu-shokunin" ?
On peut distinguer deux types de potiers, ceux qu'on nommera plutôt shokunin 職人, et ceux qu'on appellera en général sakka 作家. Il est assez simple et juste de traduire le premier terme par "artisan". Le deuxième genre est plus difficile à traduire avec justesse. De prime abord, on serait tenter d'utiliser le mot artiste, cela permet de marquer de manière simple la différence dans leur manière de travailler. Mais le terme d'artiste me semble peut adapté dans la mesure où il renvoie au monde de l'art, univers plus fermé fonctionnant selon des codes différents. Le japonais sakka est aussi utilisé pour désigner un écrivain, renvoyant alors au terme "d'auteur". On pourrait alors parler de théières d'artisan et de théières d'auteur. Il me semble que cela apporte les bonnes nuances, mais est peut être difficile à comprendre si on ne connaît pas bien ce milieu.
Il s'agit là plutôt du schéma typique pour les théières. La plupart des grands noms que l'on connaît aujourd'hui, plus onéreux, sont tous ou presque passés par cette voie, certains se considérant toujours comme shokunin, ou bien partageant leur activité sur les deux types de travail. Des gens comme Setsudô ou Isobe Teruyuki sont issus de ces shokunin de catalogue, et leur maîtrise incroyable provient du fait qu'ils ont produits durant leur longue carrière une quantité astronomique de théières. Ainsi, dans le cas de ces grands vétérans, la limite est plus floue... leurs œuvres se situant dans une gamme de prix de 20.000 à 40.000 yens. Par contre des gens comme Konishi Yôhei sont eux passé complètement dans l'autre catégorie.
Il est évident que compte tenu de l'époque, le parcours de shokunin n'attire guère les jeunes potiers, et les rares passionnés qui décident malgré tout de se lancer dans la fabrication de théières choisissent dès le départ de travailler en tant que sakka. C'est à dire qu'ils ne font pas de kyûsu en très grandes séries, ne rentrent donc pas les catalogues, et ont plutôt pour partenaires détaillants et galeries. Cela ne les empêche pas de travailler avec talent, d'autant plus qu'à Tokoname ils ne manquent pas d'aînés pouvant leur prodiguer des conseils avisés, mais certains pensent tout de même que d'une certaine manière leur formation est alors incomplète, le travail en grandes séries identiques, très répétitif, apportant un plus qualitatif du point de vue technique.
Il est vrai aussi que compte tenu des difficultés, l'accès aux ateliers des shokunin peut être difficile pour de nouveaux arrivants, alors que dans le même temps, avec les commandes de grossistes, c'est ce type d'activité qui devrait assurer un minimum de revenus. Les jeunes doivent alors travailler comme sakka, alors plus livrés à eux-même pour vendre. Bon, bien sûr, les grossistes soutiennent autant qu'ils le peuvent les jeunes sakka, en vendant leur œuvres au détails, ce qui peut constituer un premier tremplin.
J'espère que cette mise au point permettra à beaucoup d'avoir une vision moins romantique et idéalisée de ce difficile travail au Japon, et ainsi une meilleure compréhension des choses. Comme c'est aussi le cas avec le thé, il est important de s'intéresser aux faits et aux produits en eux-même, et pas à de jolies histoires que certains veulent vous vendre.