Dans la dixième étape, entre Albertville et Valence (190,7 km), victoire du Britannique Mark Cavendish, la trente-troisième de sa carrière, au plus près du record de Merckx (34). Lors de la journée de repos, le maillot jaune Tadej Pogacar est venu s’expliquer sur ses performances. Comme aux pires années.
Valence (Drôme), envoyé spécial.
Et la vraie pensée restait toujours secrète, comme depuis l’origine du monde. Question de droiture. Après un week-end alpestre éprouvant et dantesque, marqué par des conditions climatiques peu conformes à un retour de Juillet, et une journée de repos que nous suggérâmes profitable aux organismes effeuillés par l’intensité de ce début de Tour, les 164 rescapés reprenaient donc leur progression vers le sud, entre Albertville et Valence (190,7 km). Une dixième étape promise à un sprinteur, à condition de contrôler les événements, sachant que plusieurs armadas idoines se retrouvaient dépouillées de leurs spécialistes, en raison de chutes ou d’arrivées hors des délais à Tignes : Ewan, Merlier, Démare, Coquard. Exténués et groggys, nos forçats. «En mode survie», selon l’expression d’Yvon Ledanois, le manager d’Arkéa, qui ajoutait: «J’ai quand même l’impression qu’on en ramassera beaucoup à la petite cuillère.» Lundi, lors de la pause, tous prononcèrent des mots identiques enfantés dans l’appréhension, sinon la peur. «Il y a des soirs où tu te dis: ‘’Mais comment je vais faire pour repartir demain?», témoignait le Français Benoît Cosnefroy (AG2R), relégué à plus d’une heure. Son compatriote Franck Bonnamour (B&B), heureux dix-septième à 25 minutes, commentait: «C’est le cyclisme moderne, ça part dans tous les sens, c’est très ouvert, ça roule vite.»
Comme s’il avait anticipé depuis longtemps l’état dans lequel se trouverait le peloton, éreinté et rincé, le traceur-en-chef de l’épreuve, Thierry Gouvenou, annonçait: «C'est une remise en route plutôt facile, on fait au plus simple pour sortir des Alpes.» Une forme de normalité relative, qui justifia l’échappée du jour, lancée par Tosh Van der Sande et Hugo Houle. Le gros de la troupe laissa agir, assumant une espèce de répit qui s’apparenta à une emphase non préméditée mais utile. Le chronicoeur en profita pour repenser à la conférence de presse de Tadej Pogacar, la veille à Tignes. Venu narrer ses desseins et son état d’esprit, le Slovène dut en vérité s’expliquer sur ses performances. Scènes de mise en abîme et de justification qui nous ramenèrent au moins une décennie en arrière. «Quand quelqu'un ne croit pas en moi, j'essaie toujours de prouver qu'il a tort», déclara le vainqueur sortant, contraint d’évoquer les doutes entendus ça et là depuis sa prise de pouvoir au Grand-Bornand. Le maillot jaune se justifia ainsi: «Nous avons de nombreux contrôles pour donner tort aux sceptiques. Une de mes plus grandes motivations, c’est de montrer que ma victoire l’an dernier n’était pas un accident, basé sur un seul contre-la-montre. Cette année, je suis motivé à l’idée de me prouver et de prouver au monde ce que je peux faire.» Improbable exercice de conviction.
Face à ce gamin de 22 ans stratosphérique, rien n’empêchera désormais le poison de l’incertitude et de la schizophrénie habituelle. L’analyste Antoine Vayer, sur cyclisme-dopage.com, continua par exemple à donner les résultats de ses «radars» en usant de termes choisis: «Lors de la première étape de montagne, on a assisté à un genre de performance qu’on croyait à jamais oubliée, que l’on peut classer entre miraculeuse et mutante. Pogastrong s’est échappé en solitaire et a développé l’équivalent de 442 watts étalons sur 49 minutes sans ressentir aucune fatigue contrairement à l’ensemble de ses adversaires.» Et Vayer d’enfoncer le clou: «On a référencé tous les exploits similaires de Lance Armstrong. Les chiffres parlent, Pogacar lui est supérieur! (1) Aucun autre coureur du peloton n’aurait pu le suivre, même au sommet de leur forme, ni Roglic, ni Bernal s’il avait été là. Il faut revenir 20 ans en arrière pour retrouver pareille performance.»
Revoilà cette tragique histoire du vélo contemporain: des questions mais pas de réponses… pour l’instant. Imaginons un peu la teneur des commentaires, qui ne manqueront pas ce mercredi, si d’aventure le Slovène réitérait l’exploit dans la double ascension du terrifiant Mont Ventoux. Le chronicoeur, lucide et plutôt admiratif devant la «vélorution» imposée par Alaphilippe ou Van der Poel, épouse à peu près le sentiment d’Alexandre Ross, de l’Equipe: «On réclame des coureurs qu’ils attaquent partout, qu’ils ravivent les souvenirs de Bernard Hinault et d’un cyclisme à l’ancienne, mais quand ils repoussent les frontières, on crie à la tricherie. Nous préférons donc, pour l’heure, nous résigner à notre ignorance.» Schizophrénie, on vous dit…
Sur les routes de Savoie, de l’Isère et de la Drôme, la journée transpira finalement d’un calme primaire assez classique. Il y eut quelques chutes ; un train collectif grégaire juste suffisant pour avaler en douceur nos deux baroudeurs-fuyards, Van der Sande et Houle ; enfin le maudit vent de la vallée du Rhône propice aux nombreuses bordures hautes tensions. Puis nous assistâmes à un emballage final prévisible, duquel sortit glorieux le «ressuscité» Mark Cavendish. Le Britannique réussissait la passe de trois et signait la trente-troisième victoire d’étape de sa carrière, au plus près du record de Merckx (34). Ridicule comparaison, non? «J'appelle dignité la qualité au nom de laquelle une communauté humaine se fixe le devoir de respecter les êtres, y compris ceux qui sont dans l'incapacité de réclamer leurs droits», disait le regretté Axel Kahn. Question de droiture.
(1) Graphique à voir sur : cyclisme-dopage.com
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2021.]