" Personne ne vote plus pour un programme, ce qui va poser un problème de légitimité à ce gouvernement. Nous vivons une période très difficile mais je pense qu'elle peut être courte. Le ras-le-bol peut s'exprimer dès la rentrée. Le problème, c'est qu'en France, il y a des luttes sociales très dures (...), mais elles échouent toutes. C'est vrai que les divisions syndicales n'aident pas. " (Alain Krivine, le 24 juin 2017 à Poitiers).
Leader historique de l'extrême gauche en France, Alain Krivine fête son 80 e anniversaire ce samedi 10 juillet 2021. Pour le pouvoir gaulliste, il était, il y a plus de cinquante ans, d'abord l'incarnation politique et électorale du mouvement de mai 1968 à l'élection présidentielle de 1969.
Dans son livre "C'était De Gaulle", Alain Peyrefitte a retranscrit ses propres propos prononcés lors d'une discussion le 11 décembre 1998 avec un ancien militant communiste, resté longtemps dans l'anonymat pour avoir infligé, étant étudiant, une humiliation à De Gaulle qui visitait Normale Sup. (rue d'Ulm) le 21 février 1959, " qui s'était mis les mains dans le dos pour ne pas serrer celle que le Général De Gaulle lui tendait ". Un petit événement qui a dégoûté De Gaulle d'aller visiter les universités par la suite, ce qui pouvait être compris comme du mépris qui a explosé en mai 1968.
L'ancien ministre s'interrogeait, devant cet ancien militant devenu physicien des hautes énergies, sur la surprise des dirigeants communistes face à la révolte étudiante : " Comment les experts en revendication ont-ils pu ne pas sentir cette force révolutionnaire, si vraiment elle existait ? (...) Et si cette force révolutionnaire était tellement puissante, comment a-t-elle pu s'évaporer, le mois suivant, dans les isoloirs ? Comment, un an plus tard, Krivine, qui la représentait à l'élection présidentielle, a-t-il obtenu 1% des voix alors que le tohu-bohu poursuivait de plus belle dans les universités ? ".
Et Alain Peyrefitte de répondre lui-même à ses questions : " J'avance une explication d'un autre ordre. Je crois aux hommes acteurs de l'histoire. Il y a un début de révolution parce qu'il y avait des révolutionnaires. En 65-66, quand le parti [communiste français] a voulu reprendre en main les Jeunesses communistes, un peu trop turbulentes à son gré, les trotskistes et les maoïstes ont claqué la porte. Les dissidents ont alors constitué des groupes vraiment révolutionnaires. Ils n'étaient que quelques centaines de militants, mais ils étaient bien décidés à subvertir la société et se sont organisés à cet effet. Ce sont eux qui ont réussi à créer l'événement. Il a suffi de quelques centaines de gauchistes, résolus et exercés, pour entraîner derrière eux une bonne part de la jeunesse estudiantine. ".
Effectivement, Alain Krivine a fait partie de ces militants révolutionnaires résolus, et ce qui a fait sans doute sa force, c'est qu'il est resté ce révolutionnaire résolu, au contraire de bien des leaders du mouvement de mai 1968. D'origine ukrainienne, issu d'une famille qui compte beaucoup de talents dans les arts et la science (par exemple, Emmanuel Krivine, le chef d'orchestre, est son cousin), Alain Krivine s'est engagé au parti communiste français (PCF) à l'âge de 16 ans, aux Jeunesses communistes. Pendant ces premières années, il s'est engagé aussi au côté du FLN, puis à la Quatrième Internationale ( trotskiste), ce qui l'a fait exclure du PCF en janvier 1966 (lors de la reprise en main des Jeunesses communistes).
L'étudiant à la faculté de lettres de Paris (à la Sorbonne) était alors devenu entre temps enseignant et secrétaire de rédaction dans une maison d'édition, et aussi gendre de Gilles Martinet, l'un des fondateurs du PSU (parti socialiste unifié), journaliste devenu député européen puis ambassadeur à Rome. Alain Krivine fut un influent responsable des étudiants communistes, membre du comité national de l'Union des étudiants communistes de France (UEC) de 1958 à 1965, branche étudiante des Jeunesses communistes de France.
Libéré de sa dépendance du PCF, Alain Krivine a fondé le 2 avril 1966 la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), l'un des mouvements meneurs de mai 1968, qui est devenu la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en juin 1974, puis le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) le 5 février 2009, après quelques aventures policières : acteur de mai 1968 (il a organisé et mené des manifestations), Alain Krivine a été arrêté et emprisonné le 10 juillet 1968, son mouvement a été dissout au conseil des ministres du 12 juin 1968, mais a continué à exister clandestinement jusqu'au 8 avril 1969, où il fonda la Ligue communiste d'une fusion de la JCR et du PCI (parti communiste internationaliste), qui elle-même fut de nouveau dissoute par le gouvernement le 23 juin 1973 en même temps que le mouvement d'extrême droite Ordre nouveau après des manifestations et contre-manifestations violentes.
Pour bien comprendre l'organisation des mouvements d'extrême gauche dans les années 1970, il faut apprécier la complexité avec un grand nombre de courants, tendances, fusions, fissions, entrismes, etc. Dans cette histoire du trotskisme à la française, il y a Daniel Gluckstein, Pierre Boussel, Gérard Filoche, etc.
Les compagnons de route d'Alain Krivine furent notamment Daniel Bensaïd, et aussi Henri Weber qui a finalement évolué vers le socialisme de Laurent Fabius (il y a un excellent documentaire sur Henri Weber, où l'on voit également Alain Krivine dans les années 1970, diffusé en ce moment sur LCP à l'occasion de l'anniversaire de sa disparition le 26 avril 2020, l'une des nombreuses victimes du covid-19).
Comme l'expliquait Alain Peyrefitte, Alain Krivine, à 28 ans, a été candidat à l'élection présidentielle, et il n'a obtenu que 1,06% au premier tour du 1 er juin 1969, classé dernier des sept candidats, derrière l'inconnu Louis Ducatel (1,27%). Il avait eu une forte concurrence de Michel Rocard, candidat du PSU (3,61%), de Gaston Defferre (5,01%) et surtout de Jacques Duclos (21,27%). Pour la petite histoire, Alain Krivine faisait alors son service militaire, affecté à Verdun, et il a pu avoir une permission pour faire campagne.
Pour l'élection présidentielle de 1974, organisée soudainement après la mort de Georges Pompidou, la Ligue communiste comptait soutenir la candidature de Charles Piaget, l'un des fondateurs du PSU et syndicaliste devenu célèbre dans l'affaire Lip, mais Michel Rocard, qui a rejoint le PS, a réussi à convaincre l'ensemble de son ancien parti, le PSU, de soutenir la candidature de François Mitterrand dès le premier tour. Alain Krivine s'est alors présenté à nouveau, mais malgré sa notoriété issue de mai 1968, il a essuyé un échec encore plus important qu'en 1969 en ne rassemblant que 0,37% des voix au premier tour du 5 mai 1974. Il faut rappeler qu'il y avait une concurrence sur le terrain du trotskisme révolutionnaire avec la candidature d'Arlette Laguiller, de Lutte ouvrière (LO), qui a eu 2,3% et la candidature attrape-tout de François Mitterrand, représentant de "l'union de la gauche" avec un score aujourd'hui inimaginable, 43,25% !
À l'élection présidentielle de 1981, Alain Krivine n'a pas pu se représenter en raison de la nouvelle contrainte voulue par Valéry Giscard d'Estaing pour être candidat à la Présidence de la République, avoir 500 parrainages d'élus locaux (au lieu de 100 auparavant), ce qui a empêché aussi un autre concurrent de 1974 de se présenter en 1981, Jean-Marie Le Pen.
La LCR ne s'est présentée non plus à l'élection présidentielle de 1988 (soutien à Pierre Juquin) ni à celle de 1995 (sans soutien préférentiel à des candidats de gauche). En revanche, le parti d'Alain Krivine a présenté la candidature d'Olivier Besancenot en 2002 et 2007, puis de Philippe Poutou en 2012 et 2017.
Au contraire de LO qui a toujours refusé obstinément toute alliance électorale, la LCR (puis NPA) a été partisan d'un rapprochement électoral de tous les mouvements trotskistes. Alain Krivine et Arlette Laguiller sont devenus, au fil des scrutins, les deux porte-parole nationaux de l'extrême gauche en France, au point qu'ils ont connu leur heure de gloire le 13 juin 1999 lors des élections européennes.
En effet, pour une fois, bénéficiant de leur notoriété respective, les deux partis se sont réunis pour faire une liste commune et, tirant bénéfice non seulement de l'éclatement des partis de gauche, mais aussi des partis de centre droit et même de l'extrême droite (la liste du FN a perdu la moitié de ses voix de 1994 en raison de la dissidence de Bruno Mégret), la liste LO-LCR a franchi le seuil fatidique de 5% avec 5,1%, ce qui leur a permis d'obtenir 5 sièges. Alain Krivine fut ainsi élu député européen de juin 1999 à juin 2004.
Malgré son retrait de la vie politique depuis 2006, Alain Krivine a continué à apporter son soutien et son aide à Olivier Besancenot pour la campagne présidentielle de 2007, et a participé à la transformation de la LCR en NPA.
Comme je l'ai écrit plus haut, ce qui fait la force d'Alain Krivine, c'est d'être toujours resté un révolutionnaire (et un révolutionnaire non-violent). À l'occasion du cinquantenaire du mouvement de mai 1968, il a expliqué le 3 mai 2018 (à Léa Bucci pour "Le Dauphiné libéré") : " Pour moi, ce n'est pas une explosion révolutionnaire, c'est une explosion populaire. (...) Ce fut un mouvement extraordinaire, les gens se parlaient, c'était fantastique. Il y a toute une génération pour qui c'est divin (...). La force qu'on a eue, c'est d'être unitaires dans l'action. ".
Quant aux leaders de l'époque : " Il y a plein d'anciens, comme [Daniel] Cohn-Bendit et [Romain] Goupil qui sont devenus macronistes. Je crois qu'ils ont tourné parce que la situation a viré, mais je crois qu'ils ont tort. ". Et de poser le diagnostic sans complaisance : " Localement, les gens sont anticapitalistes, plus qu'en 1968, mais ils sont aussi plus démoralisés par les défaites passées, et ne voient pas d'alternative crédible au capitalisme. C'est compliqué, il n'y a pas d'expérience longue d'auto-organisation ouvrière. Les partis, y compris de l'extrême gauche, sont en crise. Les gens en ont marre de Macron, mais il n'y a rien d'autre. ".
Cette constance dans le militantisme anticapitalisme, Alain Krivine l'avait redit à l'époque du quinquennat de François Hollande, répondant à Cathy Astolfi pour "Corse Matin" le 5 décembre 2014 : " Dans ce contexte exceptionnel de crise, il est nécessaire de changer fondamentalement la société : c'est-à-dire de révolutionner son fonctionnement. (...) Notamment (...) que la collectivité s'approprie les moyens de production, et que la population puisse avoir un droit de contrôle sur ces systèmes, y compris ceux de la finance (...). Mais en période de désarroi, il n'est pas simple de rendre crédibles des solutions radicales ou alternatives. (...) Aujourd'hui, le problème de l'écologie devient central. Il est directement lié à un projet de société. Un écologiste qui n'est pas anticapitaliste est manchot ! (...) Le militantisme semble passé, nous avons encore le sentiment d'être à contre-courant. Mais il nous faut absolument poursuivre notre route, rester radical et indépendant. ".
Ce qui est étonnant dans cette persévérance à défendre une idéologie passéiste, c'est que les leçons de l'histoire ne servent à rien. Par exemple, il en est resté à vouloir nationaliser tous les outils de production en ne se rendant pas compte que les outils de production ont quitté depuis longtemps notre pays (l'industrie ne représente que 12% du PIB !). Les enjeux sont ailleurs.
Dans la réflexion précédente, le vieux dinosaure trotskiste explique aussi qu'il n'y a pas d'expérience durable d'autogestion : il ne va pas plus loin et il n'explique pas pourquoi cet état de fait. Son idéal n'a jamais été expérimenté, et il ne s'interroge pas sur les raisons de cette non-expérience : ne serait-ce pas que les tentatives ont toutes échoué ? Cette absence de remise en cause idéologique, après soixante ans de combats militants, est très étrange : les dictatures communistes ont sombré corps et biens, les enjeux géopolitiques sont désormais tout autres, surtout basés autour d'une volonté d'hégémonie mondiale d'un islamisme politique agressif voire cruel.
Notre monde a complètement changé, mais la vision du monde d'Alain Krivine n'a pas évolué d'un iota. Pas étonnant, donc, que son mouvement soit abonné à des scores lilliputiens. Après tout, l'essentiel est de participer...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 juillet 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alain Krivine.
Romain Goupil.
50 ans de mai 1968.
Daniel Cohn-Bendit.
Nathalie Arthaud.
Philippe Poutou.
Rencontre surréaliste avec Trotski.
Trotski.
Les 200 ans de Karl Marx.
Le Capital de Karl Marx.
Totalitarismologie du XXe siècle.
La Révolution russe.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210710-alain-krivine.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2021/07/02/39040268.html