Magazine Focus Emploi

Les conflits ou la clé du storytelling

Publié le 15 juillet 2021 par Dangelsteph
Les conflits ou la clé du storytelling

Les conflits ont un rôle essentiel dans la construction de l'identité organisationnelle et donc du storytelling qui se tisse et se vit dans les entreprises.

L'idée de cet article m'est venue à la lecture d'un article de chercheurs danois de la Copenhagen Business School, paru dans la revue scientifique Group & Organization Management en 2020.

Les trouvailles des chercheurs pour comprendre ce storytelling de conflit :

Ils ont enquêté dans une organisation danoise (on ne connaîtra pas son nom : l'anonymat a été requis -mais ce n'est pas grave).

Des dynamiques et caractéristiques différentes ont été identifiées lorsqu'il s'agissait de conflits ouverts ou larvés.

    Les conflits ouvertement exprimés :

Ces histoires étaient exprimées tant par les managers que par les employés.

L'histoire dominante exprimée par tous est celle d'une organisation sans conflits, sur fond de culture d'entraide etc. et autre corporate speak.

Cependant, derrière tout cela, est tout de même admise, l'existence de conflits dit "inévitables". Ah, quand même : on n'est tout de même pas chez les Bisounours. Ces conflits sont dits occasionnels, et présentés comme étant le reflet de sous-cultures au sein de l'organisation. Ah, quand même un peu de corporate speak encore : ce sont des "sous-cultures" et c'est seulement de temps en temps... En plus, c'est inévitable, la fatalité, quoi...

Ces conflits sont associés à des sous-produits de la conduite des opérations telle qu'elle doit se faire. Aucune faute, pas de dysfonctionnements, juste les choses de la vie. Managers et employés ne voient pas les choses de la même manière et c'est juste normal, vus leurs positionnements différenciés dans l'organisation. Ce n'est pas moi qui analyse ces histoires de cette façon : c'est comme cela que les collaborateurs de l'organisation les considèrent. Comme une expression des différences qui existent entre les gens, car nous ne sommes bien entendu pas tous pareils. Voilà tout.

Au final, ce storytelling de conflits ouverts est présenté comme étant paradoxalement positif, ou en tout cas comme une expression de la positivité ambiante dans l'organisation.

Ces conflits là demandent un peu plus de temps pour être palpables. Ils challengent l'histoire du "tout va très bien madame la marquise" évoquée ouvertement. Dans ce cas précis, deux conflits masqués majeurs ont pu être identifiés. L'un porte sur des conflits de pouvoir avec les managers. L'autre porte sur un conflit caché autour de questions statutaires dans l'organisation. Ce dernier conflit est celui qui est le moins perceptible, le plus larvé donc.

Attention, qui dit conflit larvé ne dit pas forcément "non connu" : ce n'est pas parce que personne n'en parle qu'on ne sait pas, de part et d'autre, que quelque chose se trame. C'est peut-être du non-dit pas c'est aussi un peu, beaucoup... du su.

Et en fin de compte, dans cette organisation, le plus intéressant est que ces deux formes de conflits, dans cette organisation, sont connectés avec un beau défi managérial : comment est-ce que les conflits larvés identifiés peuvent être contenus dans les petits riens que sont les conflits ouverts inévitables ? Let's go, managers, je ramasse les copies dans deux heures...

Les différents types de conflits dans les entreprises ou tout autre type d'organisation :

- une situation d'injustice

- un conflit social

- des heurts au sein d'une équipe

- des rumeurs ou des gens qui parlent derrière votre dos

Ce sont là les conflits identifiés par les chercheurs danois. Ce n'est pas exhaustif. Il existe une multitude de conflits potentiels dans les organisations. Ils peuvent être humains ou non-humains, ou en interrelation. Catastrophe économique, réglementaire, naturelle, de l'ordre de la stratégie... Dans ce dernier cas, ce peut être une opposition entre les tenants d'une stratégie justement et les tenants du wanagain (on fait sans trop réfléchir, on aboutira bien à quelque chose et réparer les erreurs consécutives nous occupera, en plus).

Autant de cas dans lesquels des antagonismes sont à l'oeuvre. Ah, ce n'est pas bien, donc ? Et bien si, c'est bien justement ! Pour le storytelling. Car le conflit est le moteur de toute bonne histoire. J'ai dit bonne, pas belle, hein !

Toute bonne histoire, donc, est une navigation entre deux extrêmes, tels que le bien et le mal. Bon, en fait, c'est toujours un peu, d'une manière ou d'une autre la gestion d'un écart entre le bien et le mal... Parfois tout cela est métaphorique, mais c'est bien tout ce qui est à l'oeuvre. Et, évidemment, on voit tout le potentiel de la gestion de ces oppositions. C'est ce qui fait avancer un roman ou un film, le déplacement du curseur par le scénariste ou l'auteur, c'est aussi ce qui fait avancer une organisation. A la différence près que l'organisation n'étant pas une fiction et que, contrairement à ce que pensent les complotistes du monde des entreprises, il n'y a pas "d'auteur" unique aux manettes, l'histoire conflictuelle vit sa vie au gré des actions des uns et des autres. Ce qui n'interdit pas, évidemment, aux uns et aux autres, d'agir en tant que personnages de l'histoire pour infléchir la trajectoire du récit.

Et c'est bien de cette confrontation (le conflit) que naissent et se développent les identités dans les organisations.

L'enquête des chercheurs danois sur le storytelling conflictuel :

Toujours est-il que les chercheurs danois ont suivi la naissance et l'évolution des conflits du quotidien dans l'organisation étudiée, oeuvrant dans le champ de la solidarité, donc, comme je l'ai déjà dit. J'aime beaucoup ces méthodes de suivi, inspirées de l'ethnologie : l'observation y est reine. On a à la fois suffisamment de proximité et de distance (encore une opposition entre deux extrêmes, le conflit est partout je vous dis !).

Ce qui est également intéressant, c'est que les chercheurs ont étudié les conflits ouverts et aussi ceux qui sont implicites, non formalisés (sous le manteau, quoi !). Cela a vraiment un grand intérêt que de pouvoir examiner l'impact de ces différents conflits et aussi les interconnexions qu'ils peuvent avoir entre eux.

Qui plus est à travers un prisme narratif. Car les chercheurs ont traqué les histoires sous la forme desquelles se matérialisait le conflit. Suivant l'approche de David Boje, dont j'ai déjà parlée, ils se sont penchés sur les histoires dominantes et les contre-histoires qui s'expriment. Quand on parle d'histoires dominantes, ce sont des histoires officielles dont il s'agit. Tiens, encore un conflit au coeur du conflit. Partout, partout des conflits... Cette façon de faire a prouvé à de nombreuses reprises une belle efficacité dans l'identification des dynamiques qui se jouent.

Pour donner tous les détails, les chercheurs ont couplé leur collecte d'histoires à une très classique analyse de type QQOQCP (qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi).

La nature des histoires de conflits dans les organisations :

Fidèlement aux enseignements de David Boje, les histoires qui se nouent et se dénouent dans les organisations ne sont pas linéaires. Il ne faut pas chercher dans leur storytelling conflictuel du quotidien des histoires bien ficelées façon Aristote : avec un début, un milieu et une fin. Ce ne sont pas des récits classiques complets qui s'y trament. Tout simplement parce que la vie d'une organisation ne leur laisse pas le temps de ces sophistications.

Donc, le storytelling courant dans les organisations est fait d'histoires qui ne commencent pas forcément par le début, et parfois même qui n'ont pas de début identifié. Ce sont des fragments narratifs. Boje parle d'histoires émergentes, avec une dynamique de co-construction. Et dans le cas de l'organisation étudiée par les chercheurs danois, les histoires de conflit de statut, les moins évidemment visibles, relèvent de ce descriptif là.

Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas du tout de place pour des histoires complètes, que l'on dirait "en bonne et due forme". Mais elles se confronteront à ces autres histoires, incomplètes, partielles, qui se glisseront dans le moindre interstice disponible pour avoir voix au chapitre.

Je voudrais revenir, aussi, sur la notion d'histoire dominante. Ce sont, la plupart du temps, des histoires qui vont perpétuer une forme de status quo. Dans un sens ou dans l'autre. En effet, même si elles ont majoritairement pour origine la Direction de l'organisation (la parole officielle), il se peut qu'elles aient pour source le collectif des salariés. L'objectif des auteurs de l'histoire dominante est de maintenir l'état des forces actuel, l'équilibre des relations de pouvoir. Ce récit là tente de véhiculer le message que la situation telle qu'elle est est normale, que c'est naturel que les choses soient comme elles le sont.

Dans un cas comme dans l'autre (histoires dominantes - contre-histoires), il peut s'agir d'un storytelling verbalisé ou de "silences assourdissants". Et ce, qu'il s'agisse de conflits ouverts ou de conflits plus implicites (implicite et silencieux : le double effet masquant !).

Du coup, on se doute bien que, dans tout ce méli-mélo, il peut y a voir des histoires contradictoires, soutenues par les mêmes personnes. Mais c'est la vie qui est comme ça.

Cette exploration du storytelling conflictuel dans des organisations montre bien combien le storytelling est fondamentalement une dynamique humaine. C'est juste la vie de l'organisation qui trace son chemin ou taille la route, tout dépend de quel angle on regarde les choses. Le storytelling n'a rien d'artificiel. Ce n'est pas une importation de gourous anglo-saxons. Il fait partie de nous, il est ancré en nous et dans les organisations humaines.

Alors oui, tout n'est pas rose. Mais c'est comme cela que se construit l'identité d'une organisation, faite d'acteurs qui restent motivés au fil de leur cheminement en son sein. Ce sont justement ces conflits qui sont autant de défis qui maintiennent la flamme, faisant vivre et vibrer l'organisation et tous ceux qui l'anime. Une organisation, ce n'est pas lisse. Sinon, c'est le meilleur signe d'un mauvais storytelling qui s'y déroule. Et donc aussi le meilleur signe que c'est un endroit à éviter à tout prix. Rien de positif pour soi ne peut en ressortir : la ligne en plus sur le CV, on la paye chèrement.

C'est comme cela que nous le concevons chez Storytelling France et que nous le mettons en oeuvre.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Dangelsteph 367 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte