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Le bras d’honneur des Bahrain

Publié le 16 juillet 2021 par Jean-Emmanuel Ducoin

Le bras d’honneur des BahrainDans la dix-neuvième étape, entre Mourenx et Libourne (207 km), victoire du Slovène Matej Mohoric, qui avait déjà triomphé au Creusot. Deux jours après avoir été perquisitionnée, son équipe Bahrain remporte sa troisième victoire d’étape.

Libourne (Gironde),envoyé spécial.

En inventant la métronomie topographique, le Tour, dans sa folie de Juillet, délocalise parfois les lieux des preuves légendaires, nous contraignant à délaisser les théâtres des Illustres. La montagne derrière lui, le chronicoeur quelque peu désoeuvré par la grande remontée vers le nord, entre Mourenx et Libourne (207 km), chercha une forme de langage capable de s’élaborer sur des charpentes historiques – de quoi rehausser un récit qui s’est sérieusement amenuisé depuis le double triomphe de Tadej Pogacar, dans les deux grandes étapes pyrénéennes. Longtemps nous repensâmes aux mots du jeune slovène, au soir de Luz Ardiden, alors qu’il venait de cacheter une victoire sur la Grande Boucle: «Je suis heureux. Je vis dans un autre monde. Je voulais gagner une nouvelle étape avec le maillot jaune, et voilà. Depuis l’an dernier, je vis au-delà de mes rêves d’enfants.» Et il ajoutait: «Je cours comme un enfant qui apprécie la course. Je suis venu pour en profiter et je réalise tous les jours ce que mon entraîneur et mon directeur sportif, Andrej Hauptman, m’ont toujours dit de faire: prendre du plaisir. Pour moi, le cyclisme est un jeu.»

Un jeu d’enfant, pourquoi pas. Mais surtout une épreuve de surface qui puise loin ses racines dans les entrailles de la brutalité. Car Pogacar, tout gamin soit-il du haut de ses 22 ans, donne désormais des gages sinon de cruauté, du moins d’hégémonie qui nous rappelle quelques grands noms du vélo (Hinault, Merckx). Comparaison n’est pas raison. Sauf que, ce vendredi à Mourenx – exemple emblématique des «villes nouvelles» des années 1960, construite pour accueillir les milliers d'ouvriers du bassin de Lacq après la découverte du gisement de gaz naturel –, nous eûmes ainsi une pensée particulièrement appuyée à Eddy Merckx. Le Cannibale débuta sa trajectoire mythique ici-même, lors d’un exploit unique en son genre, le 15 juillet 1969. Le Belge n’avait alors que 24 ans et lorsqu’il partit au matin de la dix-septième étape, depuis Luchon, il portait déjà le maillot jaune. Au sommet du Tourmalet, Merckx bascula en tête, devant son coéquipier Martin van Den Bossche et ses principaux adversaires, Roger Pingeon et Raymond Poulidor. Pris d’une folie dont il détenait seul les secrets inavouables, il s’envola, contre tous, pour réaliser l’une des échappées de l’inutile les plus essentielles de l’Histoire du cyclisme. Ni les cols du Soulor ou de l’Aubisque n’entamèrent sa progression. Dans la solitude de son vertige durant 140 kilomètres (incroyable), le Cannibale arriva à Mourenx avec huit minutes d’avance sur ses suivants, atomisés. Merckx remporta évidemment le premier de ses cinq Tours. Mais ce jour-là, il avait laissé des morts sous ses roues, préfiguration de la suite de sa carrière. Récemment, le Belge avouait: «Mourenx reste sans doute mon plus bel exploit.» Dont acte.

Sur les routes des Landes vers la Gironde, nous étions loin de toute dramaturgie. Il y eut bien sûr une échappée du jour (Bonnamour, Mohoric, Bernard, Rutsch, Zimmermann, Clarke), quoique d’une tout autre nature que l’épisode précédent, et même quatorze contre-attaquants longtemps en chasse avant ralliement (Izagirre, Stuyven, Politt, Dillier, Gesbert, Turgis, Laporte, etc.), sur ce profil dit «de transition», d’une platitude exemplaire, qui semblait pourtant dévolu aux armadas des sprinteurs. Avant le contre-la-montre de samedi et l’apothéose des Champs-Elysées, dimanche, le peloton, réduit désormais à 142 rescapés, avait perdu deux nouvelles unités: le Canadien Michael Woods et le Colombien Miguel Angel Lopez. L’unique enjeu du jour tournait autour d’un nom: Mark Cavendish. Le Britannique parviendrait-il à remporter son trente-cinquième succès d’étape sur la Grande Boucle, dépassant un certain Merckx, qui détenait le record avant cette édition 2021? «Dépasser» Merckx: comment pouvions-nous utiliser ce verbe impropre?

Nous n’en n’étions pas encore là, tandis que nous nous rappelions les mots de Julian Alaphilippe, jeudi soir: «J’ai hâte que ça se termine», qui contrastaient avec ceux de Pogacar, lors de sa conférence de presse: «Quelle équipe est plus forte que la nôtre? Moi, je sais ce que chacun des gars fait pour moi. Même l’an dernier, je n’étais pas isolé comme je l’entends dire souvent. On a dit que j’avais gagné l’an dernier parce que j’étais caché, en embuscade. Alors moi, j’ai voulu montrer que ce n’était pas un coup unique. A chaque course, je prends le départ dans cet état d’esprit, montrer ce que je vaux, que ce n’était pas un coup de chance.» Et il précisa: «Si quelqu’un met en doute ce que je fais ou ce que je dis, dans n’importe quel domaine, j’essaie toujours de lui montrer qu’il a tort. Mais je ne pense pas avoir de la fierté mal placée.»

Après une belle partie de manivelle entre le peloton et les fuyards, émaillée de plusieurs chutes qui projetèrent au tapis des coureurs de premier plan (Thomas, Henao, Majka, Cavendish, Martin, etc.), le gros de la troupe régla – pour ce jour du moins – l’affaire Merckx-Cavendish en renonçant à aller chercher l’échappée, parmi laquelle un vainqueur-baroudeur se détacherait inévitablement. Signalons que nous vîmes Pogacar en personne venir mettre le peloton au pas, après l’une des culbutes collectives, comme s’il imposait à sa propre personne son statut de «patron».

Puis les minutes défilèrent (dix, onze, vingt…) dans l’apathie d’une après-midi entre chien et loup, transformant sans le vouloir cette promenade cycliste en brouillon, en emphase non préméditée. Car nos éclaireurs décidèrent de s’empoigner durant plus de trente-cinq kilomètres et flinguèrent tout sur leur passage. Les attaques succédèrent aux attaques, l’escadron se dilata, explosa littéralement, et quand enfin Matej Mohoric (Bahrain) prit la poudre et enfonça des braquets invraisemblables, il traça la route tel un évadé. Vingt kilomètres en solitaire, et le sort fut scellé. Adieu les espoirs de Laporte, de Bonnamour, de Turgis et consorts. Le Slovène l’emporta dans les rues de Libourne, quatorze jours après son premier triomphe au Creusot (septième étape), ajoutant à son passage sur la ligne un geste d’arrogance qui signifiait: «Taisez-vous!»

Parmi les scrutateurs désabusés, et avant même recension, le chronicoeur pestait intérieurement contre le hurlement du sort. Quarante-huit heures après avoir reçu la visite des gendarmes à son hôtel de Pau, sous la forme d’une perquisition suite à l’ouverture d’une enquête préliminaire, l’équipe Bahrain signait sa troisième victoire d’étape et imposait un pied-de-nez supplémentaire au Tour – vécu comme une sorte de bras d’honneur. Les lieux de preuves légendaires étaient définitivement délocalisés.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 16 juillet 2021.]


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