Après le fracas de son exploit en 2020, le Slovène Tadej Pogacar a confirmé son statut en remportant sa deuxième Grande Boucle de rang. À 22 ans, malgré les doutes et les soupçons, il est le plus jeune double vainqueur de l’histoire.
Et la boucle se boucla donc sur la «plus belle avenue du monde», comme si le Tour, dans sa songerie de juillet plus que centenaire, devait toujours en finir avec son insolente francité à Paris et nulle part ailleurs, non sans avoir honoré durant trois semaines l’exemplarité de ses coutumes et ses anciennes provinces aux topographies si précieuses et redoutées. Ainsi le chronicœur, mélancolique, regarda-t-il un gamin de 22 ans triompher pour la deuxième fois de rang, devenant le plus jeune double vainqueur de l’histoire du cyclisme, au point de craqueler ses fonts baptismaux (1).
Rien d’anecdotique à cette incroyable prouesse de Tadej Pogacar. D’une certaine manière, elle explique tout. La précocité, la façon d’agir en tant qu’hégémonie contrôlée, l’impression que l’épreuve aurait pu durer un mois de plus et que rien n’aurait changé, et au final ce sentiment non pas du miracle permanent mais bien que le Slovène revisitait le panorama de possibilités infinies. Voici en résumé l’entr’aperçu du cyclisme moderne, si grave et si sérieux jusqu’à l’enclume des jours, mais toujours capable de se régénérer lorsqu’il ose se confronter à cette sorte d’épopée versifiée dont le Tour détient les secrets.
Dépositaire de grands secrets, Tadej Pogacar l’est sûrement. Peut-être même à l’insu de son plein gré, lui dont on ne saura jamais à quel point il se trouve façonné par la solitude de son immense vertige. «L’an dernier, il y avait beaucoup moins de stress, raconta-t-il samedi soir. Cette année, il y a eu beaucoup plus de sollicitations. C’était plus difficile quand je n’étais pas sur le vélo. Mais franchement, sur le vélo, ça a été plus ou moins la même chose.» Ce qui passerait pour de l’insouciance témoigne au contraire d’une sincérité mécanique. Son entrée fracassante dans l’Histoire majuscule de la Petite Reine, pour sa troisième saison seulement chez les professionnels, laisse la porte ouverte à toutes les schizophrénies. Souvenons-nous: sa performance surréaliste à la Planche des Belles Filles, en 2020, ne nous avait pas uniquement stupéfiés, elle avait provoqué une telle secousse tellurique dans nos cerveaux que nous cherchâmes longtemps sa force symbolique. En vérité, nous n’imaginions pas que la réplique serait si puissante qu’elle susciterait doutes, suspicions et colères, parfois. Que répondre en effet au grand Eddy Merckx, lorsqu’il déclare: «Je vois en lui le nouveau Cannibale. S’il ne lui arrive rien, il peut certainement gagner le Tour de France plus de cinq fois.» Par son étrange enthousiasme, le Belge voit-il ce que nous ne savons plus voir, une espèce de fil imaginaire qui relie Pogacar aux plus grands?
Le Slovène, en ses mystères, sème le trouble et renvoie sa propre figure au statut d’héritier du «merckxisme», titulaire-en-chef d’un ordre impitoyable qui s’apparente à un absolutisme sans état d’âme – ou presque. Le talent n’a pas d’âge, direz-vous. Dès l’avènement du Colombien Egan Bernal, en 2019, dominateur à 22 ans, nous savions qu’une nouvelle jeunesse triomphante s’installait durablement dans le peloton, modifiant bien des paradigmes. Là où jadis une carrière s’étalait entre 24 et 34 ans, le standard oscille dorénavant entre 20 et 30, comme le confirment les 24 ans du dauphin de Pogacar, le Danois Jonas Vingegaard, qui découvrait l’épreuve. Qu’il est loin le premier Tour du chronicœur, et le duel référence de 1989, ces terrifiantes huit secondes entre Greg LeMond et Laurent Fignon, 28 ans tous les deux au moment des faits…
Pour Pogacar, le conte de fées de l’an dernier s’est ainsi transformé en un récit implacable, bien construit, scientifiquement millimétré, au cordeau. Ce pur produit de la filière slovène – pays de 2 millions d’habitants – est devenu un monstre de progression, une bête de compétition, un agressif en course, un explosif en montagne, un finisseur hors normes – comme sur Liège-Bastogne-Liège, déjà accroché à son palmarès naissant. Bien sûr, nous gloserons sur son médecin, une sommité dans le milieu, un spécialiste du transport des globules rouges. Nous accuserons son entourage sportif, composé d’anciens brigands du dopage massif des années de plomb 1990-2000. Nous nous étonnerons de l’ampleur de ses watts développés dans certains cols, seul capable d’effacer des tablettes Pantani et Armstrong réunis. Nous nous rappellerons aussi que la moyenne du maillot jaune cette année s’affichera à environ 41,2 km/h, soit la deuxième plus rapide de toute l’histoire, sachant que la meilleure appartient à Lance Armstrong, avec 41,6 km/h en 2005. D’autres, enfin, affirmeront avoir vu quelques «failles» derrière l’aisance brute, au moins dans l’ascension du Ventoux, puis dans l’ultime chrono à Saint-Émilion. Une évidence s’impose toutefois: nous commençons à peine l’écriture du «roman de Pogacar».
À l’heure de déposer le stylo et de relâcher un peu la boîte à mémoire, le chronicœur, tout à la passion malgré tout, n’oublie pas que la Grande Boucle en tant que genre continue néanmoins de nous déjouer. Seul le Peuple du Tour – si présent cette année, si merveilleusement populaire – peut le comprendre dans les tréfonds de sa conscience collective. Le rendez-vous de juillet, aujourd’hui encore, fait semblant de dépendre de ses champions ; c’est pourtant lui qui crée des mythologies écrasantes, bien plus fondamentales que ses acteurs eux-mêmes. N’en déplaise à Pogacar, le Tour reste la seule épreuve sportive à dominer ceux qui l’incarnent. Le voilà, le vrai miracle. Le seul qui compte.
(1) En 2020, il était devenu le plus jeune vainqueur depuis le Français Henri Cornet, qui l’avait emporté sur tapis vert en 1904, lors de la deuxième édition.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 19 juillet 2021.]