George Liautaud (1899-1991, Croix-des-Bouquets) est un artiste haïtien qui a ouvert la voie à trois générations d’artistes et d’artisans qui, à leur tour maintiennent vivant et développent le travail de la tôle de vieux bidons d’huile. Le mouvement initialement limité à la région de la Croix-des-Bouquets s’est depuis étendu dans d’autres régions du pays nous faisant voir des créations admirables.
Ce pionnier, dont nous commémore le 30ème anniversaire de son décès, était avant tout un forgeron devenu artiste-ferronnier. C’est la beauté de ses croix qu’il réalisait pour le cimetière de sa ville natale qui lui valût la reconnaissance des dirigeants du Centre d’Art de Port-au-Prince au début des années 1950. Ce qu’ils ont découvert par la suite sont ses objets de petites dimensions réalisés, entre autres, à partir de clous de rails qu’il trouvait en abondance dans ses travaux d’entretien du réseau ferroviaire de la Haitian American Sugar Company (HASCO) reliant les champs de canne à sucre à l’usine.
Sa pratique de la forge l’avait conduit à apprécier les qualités du fer et les possibilités qu’il lui offrait : malléabilité, résistance, durabilité et raffinement. Il y a trouvé le moyen de créer des objets religieux alliant des traditions africaines à des mythes et croyances du vodou. De tels objets se rapprochent des asseins[1] dont certains ont survécu aux « campagnes de rejeté[2] », et qui sont conservées au Bureau National d’Ethnologie et dans certaines collections particulières haïtiennes.
Les sculptures de Georges Liautaud sont toutes figuratives. Nous pouvons les classées en deux groupes. Celles créées à partir de clous de rail, les plus simples, et celles provenant de barres de fer. Les références souvent évidentes à des traditions ont fait dire, dans la brochure de son exposition au Musée de la Panamerican Union[3] à Washington DC en 1960, que ses œuvres pourraient être vues comme « une transplantation directe de l’Afrique en Amérique ».
Si nous commençons par les sculptures les plus simples, nous notons que, contrairement aux « fers noirs » des peuples Karaboro du Burkina Faso et anciennement du nord de la Côte d’Ivoire, celles de Liautaud peuvent prendre des formes autres que celle du cops humain. La raison étant que les sculptures de Liautaud ne sont pas, comme le sont les « fers noirs » des représentations d’ancêtres mais des figures de lwas du vodou, identifiables aisément par certains détails.
Bossou trois cornes
Georges Liautaud
Bossou trois cornes
Fer forgée laminé
Collection particulière
Les Bossous sont une famille de lwas du vodou, associée à la force. Ils sont représentés par le taureau. Ces lwas peuvent participer aux rites Rada et Pétro. Lorsque le taureau est vu de face, la tête et le corps peuvent avoir l’air d’être sur le même plan. Liautaud a joué sur cette illusion pour créer cette figurine. On y voit un corps trapu, arrondi et une tête large. L’ensemble est monté sur les pates écartées laissant voir la queue qui vient alors servir de soutient permettant à la figure de se tenir debout; résultat, comme on va le voir, que recherche fortement Liautaud.
Il s’agit ici de la représentation de Bossou trois cornes, un Pétro, plus fougueux, parfois agressifs et belliqueux, qui serait en quelque sorte l’excroissance de Bossou deux cornes, un Rada.
Marassas
Georges Liautaud
Marassas (jumeaux)
Vus de face e de profil
Fer forgé et laminé
Collection particulière
Le mot Marassa en créole signifie jumeaux. Plus anciens qu’aucun autre lwa, les Marassas sont plus puissants. Ils sont les jumeaux divins du panthéon vodou et symbolisent les forces élémentaires de l’univers. Pour les représenter, les vodouisants ont emprunté au Catholicisme l’image des jumeaux martyres Saint Côme et Damien.
Pour les représenter, Liautaud créé une sculpture plus élancée, anthropomorphe puisque dans le vodou, les Marassas sont des enfants. Écartant le réalisme, il opte pour la simplification et l’épuration des formes, ce qui contribue à donner à l’œuvre un allure « moderne ».
La partie supérieure du clou est coupée pour en faire deux têtes sur lesquelles, marqués au poinçon, on trouve les yeux et la bouche. La partie centrale du clou est aplatie avec des rebords arrondis. Contrairement à ce qui apparait lorsque la pièce est vue de face, il ne s’agit pas de siamois. Pour s’assurer qu’elle tient debout, il a ajouté à la sculpture un troisième pied et propose alors qu’elle soit vue par les côtés. Apparaitront alors, à droite, un jumeau en mouvement, avec deux jambes, et à gauche l’autre jumeau, lui aussi en mouvement avec deux jambes.
Cabri à deux têtes
Georges Liautaud
Cabri à deux têtes
Fer forgé et laminé
Collection Musée d’art Moderne (MoMA), New York
Son Cabri à deux têtes est parmi les plus complexes. Il est fort probable, vu l’ampleur de la pièce, qu’elle ait nécessité l’utilisation de deux clous. C’est une pièce puissante. Elle sollicite le spectateur, quel qu’il soit, afin qu’il donne un sens à cette représentation qui se situe dans un espace à la fois cocasse et insensé. Aux haïtiens, elle peut paraître familière, issue de contes populaires, donc inoffensive et même belle. Elle peut cependant représenter quelque chose que pour des raisons diverses, il faut occulter. C’est une œuvre qui par conséquent suscite des sentiments d’adhésion/répulsion, ce qui fait sa force. Plus que les « Marassas », montrés en mouvement, le Cabri à deux têtes est doté d’un certain dynamisme. Saisies dans un mouvement, les têtes bien moulées et les pattes de devant semblent pouvoir bouger. Liautaud, encore une fois soucieux qu’elle tienne debout, a donné à cette sculpture un pied incliné à l’arrière pour en assurer la stabilité.
La Sirène diamant
Georges Liautaud
La Sirène diamant
Fer forgé et laminé
Collection Musée d’art haïtien du Collège St. Pierre
Les considérations faites dans le cas du Cabri à deux têtes ne s’appliquent pas à la Sirène diamant. S’il est vrai qu’elle représente une divinité vodou, elle a quelque chose de familier, d’universel, du fait de sa forme féminine et cette élégance qui peut charmer et ainsi réduire les barrières défensives.
La tête, avec les traits du visage bien marqués, sa coiffure remontée et l’ornementation de celle-ci sont les seuls éléments traités en volume dans la conception de cette figurine. Bien que représentant la sirène, Liautaud a pris toutes les libertés puisque dans son iconographie, cette divinité des eaux a de longs cheveux lâchés sur le dos et les épaules. Le corps ici est plat et seuls les seins sont mis en relief. Les bras s’étendent dans l’espace suggérant le mouvement. Afin de mieux retenir le spectateur qui aurait déjà succombé au charme de la Sirène, Liautaud a introduit quelques détails intéressants : Il a, entre autres, habillé sa Sirène d’un vêtement qu’il a perforé le long du contour et dans la partie inférieure pour définir la queue de poisson qui est caractéristique de ce personnage extraordinaire. Deux disques qu’elle tient dans les mains sont également perforés de petits trous. Sans être physicien, Liautaud avait constaté l’effet de scintillement que peut provoquer la lumière qui passe par un orifice de petite dimension[4]. Il l’a mis à profit pour donner l’impression de diamants, persuadé sans doute que la contemplation de pierres précieuses est susceptible de provoquer l’extase. La plaque sur laquelle est inscrit le corps de la Sirène se prolonge par un appendice qui s’enroule pour créer une base permettant à la sculpture de tenir debout.
Les Serpents
Georges Liautaud
L’arbre aux serpents
Fer forgé et laminé
Collection Musée d’art haïtien du Collège St. Pierre
Sans qu’on ne sache vraiment à quand commence cette tradition, des adeptes anonymes du Vodou ont fabriqué des serpents, à partir de barres de fer, pour représenter le lwa Damballah. De tels serpents ont leur origine chez les Dogons du Mali ou dans des cultes au royaume du Dahomey où l’on trouve le serpent arc-en ciel, le trait d’union entre le Ciel et la Terre. Issu de la famille des « Rada », les plus doux du panthéon vodou, il vit dans les sources et les rivières. Lorsque Georges Liautaud, le vodouisant s’est mis à fabriquer des serpents rituels, l’artiste qu’il était ne pouvait pas se contenter de leur donner des formes simples.
Il a par exemple fait des serpents en fer participer à une composition à l’aspect éclaté : L’Arbre aux Serpents. Il a choisi alors de mêler les serpents aux branches dénudées d’un arbre qui est l’habitat traditionnel du lwa Damballah. Cette œuvre est d’une grande simplicité. Elle est sincère et forte. Cette force lui vient de son caractère inventif, qui ne doit rien à l’art coutumier ou aux simples avatars d’œuvres d’art homologuées, comme l’est l’art que l’on dit naïf. Cette force lui vient aussi de cette lutte entre les branches et les serpents qui y sont noués, cette lutte dans laquelle l’ensemble, tragiquement, part à la conquête de l’espace
Pour représenter Damballah et son épouse, Georges Liautaud a choisi de le faire par des serpents qui s’enroulent autour d’un axe. S’il est très probable que leur représentation graphique dans les vèvès a pu inspirer Liautaud, on ne peut pas éliminer l’influence, surement indirecte, d’une sculpture chez les Fons représentant deux serpents s’accouplant au point de se confondre. Une telle sculpture représente les deux aspects du Vodun Dan des Fons du Dahomey. Ensembles ils sont le symbole de la continuité, mais aussi de la cohésion.
A observer la sculpture Trois serpents de Liautaud, on constate, de prime abord, qu’il n’y a pas d’axe. On peut cependant supposer qu’un axe est implicitement présent. Ce serait autour de lui que les serpents s’enroulent. On note aussi qu’au lieu de deux serpents, il y en a trois. En attendant de justifier la présence de ce troisième serpent, notons que tous ont leur tête pointée vers le haut, la bouche ouverte et la langue dehors. Ce dernier détail serait pour signifier que les serpents sont vivants. Alfred Metraux, citant Moreau de Saint-Méry, mentionne que, durant la période coloniale, ce lwa était représenté par des serpents vivants, pratique qui, toujours selon cet auteur, tendait à disparaitre[5]. Il apparait donc important que la vie soit suggérée dans cette représentation du lwa. Or, qui dit vie dit énergie.
Le mouvement des serpents se fait selon une progression circulaire et ascensionnelle, selon des spirales qui aboutissent à leur tête. Or, le symbolisme de la spirale inspire une cosmogonie très élaborée chez divers peuples d’Afrique. Il évoque l’évolution d’une énergie. Dans la sculpture de Liautaud, il apparait que soit préservée l’importance du mouvement et de la vie. Poussant l’observation plus loin, on peut voir que le troisième serpent s’enroule en sens inverse des deux autres. Cette double spirale serait alors l’expression de l’équilibre de forces ou d’énergies cosmiques contraires.
Serpents accouplés Vodun Dan
Fers rituels
Fon, Bénin
Représentation graphique du couple
Damballah et Aida Ouédo
Serpents accouplés Vodun Dan
Fers rituels
Fon, Bénin
A revoir ces quelques sculptures de Georges Liautaud, il apparait évident qu’elles sont le produit de réflexions et non de spontanéité comme l’aurait suggéré son inclusion dans la catégorie d’art haïtien primitif. Mais, il n’est pas possible de dire qu’elles soient modernes, bien que certaines en aient l’allure. Le sculpteur Georges Liautaud n’avait aucune intention de s’opposer à un quelconque académisme. Les croix de cimetières qui l’avaient rendu célèbre montrent clairement que, inspiré du vodou, l’autodidacte qu’il était, a fait des sculptures (sortes de asseins) qui, tout en se situant dans la continuation de traditions, ont fait preuve d’une créativité assurée.
[1] – Les asseins sont des objets associés au culte Vodou dont parlent les anthropologues haïtien Louis Maximilien et Milo Rigaud ainsi que l’anthropologue français Alfred Metraux. On les trouve quelques fois plantés au sol près des autels ou Pé
[2] – Campagnes antisuperstitieuses menées, dans les années 1930 et 1940, contre la pratique du Vodou par le clergé catholique soutenu par les gouvernements de l’époque.
[3] – Cette institution porte aujourd’hui le nom de Art Museum of the Americas (AMA)
[4] – Le prêtre jésuite italien, physicien et astronome, Francesco Maria Grimaldi, (1618 – 1663) constata, lors d’une expérience, que la lumière passant au travers de petits trous, les rayons qui en sortent étaient divergeant, c’est-à-dire que l’œil percevait un scintillement. Isaac Newton (1642- 1772), physicien anglais, intéressé à l’optique, se basant sur la théorie corpusculaire de la lumière est alors venu soutenir le fait que les grains la constituant étant de masses différentes, les plus lourds étaient plus déviés que les autres, provoquant ce scintillement.
[5] Metraux, Alfred – Le vaudou haïtien, Gallimard, Paris, 6ème édition, 1958, p. 30.