Les leçons de l’histoire nous apprennent que la guerre est toujours « pour les gouvernements un moyen d’accroître leur autorité » (B. Constant).
Par Jean-Philippe Feldman.
Un article de l’Iref-Europe
Le chef de l’État a martelé ces dernières semaines que nous étions en guerre, non pas face à des hommes certes, mais contre un virus. Or, qui dit guerre dit accroissement des pouvoirs de la puissance publique. Historiquement, la légitimité d’un État se construit en fonction de son pouvoir de protection. En effet, hormis les anarchistes, nul ne conteste que les gouvernants soient alors en première ligne.
Il n’en demeure pas moins que la croissance de l’État lors d’une crise est inquiétante, non seulement à court terme, mais encore et surtout à moyen et long termes. Le doyen Carbonnier tirait ainsi les conséquences des deux conflits mondiaux du XXe siècle : « Faire la guerre, ce n’est pas seulement piller et être pillé, c’est s’accoutumer à préférer le droit de la nécessité actuelle au respect des droits antérieurement acquis. En fait ces deux guerres ont déposé dans le droit français des habitudes de communisme militaire ».
UNE CROISSANCE ÉTATIQUE VERTIGINEUSE DEPUIS LA SECONDE GUERRE MONDIALE
La croissance de l’État a été vertigineuse au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. La part des dépenses publiques dans le PIB a crû de 20,1 % en 1938 à 40,9 % en 1947, puis 51,8 % dix ans plus tard. Rien d’étonnant à cela puisque, aux yeux de la plupart des penseurs de la Résistance, la faillite de la France d’avant-guerre était imputée à l’échec de la bourgeoisie capitaliste. Le programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944 prônait une « démocratie économique et sociale », et une « organisation rationnelle de l’économie » sous l’égide de la puissance publique.
Le prestige de l’URSS s’y ajoutant, de même que le soutien de nombre d’intellectuels, le principe des nationalisations massives et de la planification reçut une large approbation en 1944-1945. Les nationalisations aboutirent au passage de 1,2 million de salariés au secteur public, soit 10 % de la population active. Lors du plan Monnet pour la période 1945-1950, l’État financera entre la moitié et les deux tiers des investissements productifs.
Beaucoup plus intéressante, nous semble-t-il, est la période qui suit la Première Guerre mondiale car, alors, la liberté du commerce et de l’industrie avait encore de nombreux défenseurs. Le Bloc national remporta d’ailleurs les élections législatives de 1919 avec pour programme la fin de l’étatisme en matière industrielle. On aurait donc pu prédire que la baudruche étatique se dégonflerait massivement et rapidement.
Mais il y eut loin de la coupe aux lèvres. En effet, durant le conflit, l’État s’était doté de multiples bureaux d’achat et de répartition, de consortiums, administrés en majeure partie par des militaires. Or, début 1926, 16 offices subsistaient encore. Aucun grand monopole d’État ne fit retour au secteur privé après-guerre et lorsque Poincaré proposa au Parlement à deux reprises, en 1924 et 1927, la privatisation du monopole des allumettes, il échoua en dépit de son grand prestige.
TOUJOURS PLUS D’INTERVENTIONNISME
Les mesures interventionnistes ne cessèrent de pleuvoir dès la fin de la guerre. Voici comment un auteur énumère en 1921 les différents métiers exercés par les pouvoirs publics : assureur, banquier, boulanger, constructeur, éleveur, entrepreneur et architecte, exploitant, fabriquant, fournisseur, graveur et mouleur, imprimeur, métallurgiste. Cinq ans plus tard, on put écrire que l’État était passé de la formule « tout par moi » durant la guerre à « rien sans moi » après.
Pour ne donner que quelques exemples, l’État accrut son autorité sur plusieurs secteurs de l’industrie, développa ses participations directes et renforça la règlementation des concessions. Même Poincaré décida entre 1926 et 1928 de lancer une politique de grands travaux. La loi du 16 octobre 1919 donna à l’État la propriété de l’énergie des cours d’eaux, lacs et marées. Il ralentit en permanence la hausse des tarifs, quitte à fragiliser les entreprises électriques.
Il usa des techniques de gestion industrielle par les procédés de l’office ou du service public industriel et commercial, et il se servit de sociétés d’économie mixte pour marier fonds publics et capital privé. Il s’intéressa de plus en plus au service des transports et il sauva ainsi de la faillite en 1920 la Compagnie des messageries maritimes.
L’année suivante, une loi disposa que l’État comblerait les dettes des compagnies de chemins de fer… dont il était en partie à l’origine du fait d’un alourdissement du cahier des charges sans compensation tarifaire équivalente, à l’image du secteur électrique.
En substance, ainsi que l’écrivait Benjamin Constant, les leçons de l’histoire nous apprennent que la guerre est toujours « pour les gouvernements un moyen d’accroître leur autorité ». En effet, « si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme, soulignait Alexis de Tocqueville, elle y amène doucement par les habitudes ». Prenons garde à nos habitudes, si nous ne voulons pas jouer avec l’histoire.
Jean-Philippe Feldman publiera prochainement Exception française. Histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel Macron (préface de Mathieu Laine, Odile Jacob).