J’ai adoré Persépolis de Marjane Satrapi. Comme absolument tout le monde. S’il se trouve, parmi les lecteurs de ce billet, des détracteurs de Persépolis, qu’il fassent entendre leur voix, car je n’en ai pas rencontré UN SEUL jusque là dans ma courte vie, ce qui est tordu !
Or, voilà que je tombe sur Poulet aux prunes, sorti courant 2007 chez L’Association (formidables éditions qui renouvellent complètement l’idée de la BD), toujours écrit et illustré par Marjane Satrapi. Je me jette dessus. Je sens que ce poulet-là, ça va être un sacré morceau, encore un régal qui va me faire rire et pleurer toutes les deux pages, encore ces lignes noires et blanches, cette encre simple à l’esthétique pure et efficace, cette plume mordante et optimiste.
Alors au début, voilà, bon, c’est l’histoire d’un musicien qui veut mourir parce que sa bonne femme lui a cassé son târ (instrument traditionnel d’Iran qui ressemble à une sorte de luth). On le trouve fort désagréable, le bonhomme. Salaud avec sa douce, salaud avec ses mômes, salaud avec son frère, etc. Je commençais à me dire que Marjane Satrapi me touchait bien plus lorsqu’elle ne parlait que d’elle-même. Ce type qui se laisse périr parce qu’il n’arrive plus à jouer, cela me paraissait pousser le bouchon artistique de la folie un poil trop loin.
Soudain, tout à la fin du livre, l’ange de la mort (Azraël) est venu éclairer tout ça. En rendant visite à sa prochaine victime, il jette une lumière étonnante et caustique sur la vie. Voilà Azraël qui philosophe avec humour et philanthropie. Et notre héros musicien qui, en une petite phrase, regrette soudain de devoir mourir :
- Il est un peu tard pour moi pour faire marche arrière ?
- Il n’est pas « un peu tard », mon cher ami, il est « trop tard » ! s’exclame l’ange en tournant les talons, sans la moindre once d’ironie, mais, au contraire, plié sous le poids du chagrin.
Grâce à cette scène subtile, tous les éléments du puzzle se mettent en place. La douleur de notre musicien, c’était un amour raté – une femme qu’il recroise dans la rue par hasard, la femme de sa vie qu’il n’a pas pu épouser. Voilà quel était sa véritable blessure : le târ n’était qu’un prétexte. La femme a fait semblant de ne pas le reconnaître. A l’enterrement du joueur de târ, elle est là, figure humaine parmi les ombres noires, et l’ange de la mort la regarde, étonné.
Ça tient en deux coups de crayon. Tout le génie de Satrapi est là. Une force d’évocation qui se passe de fioritures. Une tragédie s’est jouée là, dans cette toute petite bande dessinée en noir et blanc. Roméo et Juliette. Bérénice et Titus. On croyait que Satrapi allait nous parler des affres de la dépression, elle nous a conté une gigantesque histoire d’amour dans laquelle la femme aimée n’apparaît presque pas. Quelle sobriété dans la recette toujours aussi mystérieuse de Marjane Satrapi ! Voilà un Poulet aux prunes dont Messieurs Lévy et Musso pourraient prendre de la graine…