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La montée de l'insignifiance selon Castoriadis

Publié le 21 septembre 2021 par Raphael57

La montée de l'insignifiance selon Castoriadis

J'ai profité de l'été pour faire des incursions dans d'autres de mes domaines de prédilection : la science politique avec un billet sur une théorie de la succession des régimes politiques appelée anacyclose et la pédagogie avec un billet sur le niveau inquiétant en France des élèves en science. Aujourd'hui, je vous propose d'évoquer un grand penseur de philosophie politique, Cornelius Castoriadis, dont les réflexions jettent une lumière éclatante sur notre société. Il va de soi qu'il m'est impossible de vous présenter dans un court billet toute l'œuvre d'un tel intellectuel, au sens le plus noble que l'on puisse donner à ces deux mots, c'est pourquoi je me concentrerai sur une toute petite partie de l'un de ses plus célèbres recueils de textes : la montée de l'insignifiance.

Cornelius Castoriadis est né en 1922 dans une famille grecque de Constantinople, dans une période de grands bouleversements géopolitiques qui font suite à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, au démembrement de l'Empire ottoman après le traité de Sèvres en 1920 et à la naissance de la Turquie moderne en 1923 avec le traité de Lausanne. La famille Castoriadis fut donc contrainte par ces événements à s'installer à Athènes, où le jeune Cornelius étudiera le droit et les sciences politiques et économiques.

Dès 1937, sous le régime autoritaire de Métaxas, il s'engage dans les Jeunesses communistes, lui qui avait découvert la philosophie et le marxisme en même temps à l'âge de 12 ans. Très rapidement, il comprendra que le Parti communiste n'était pas le parti révolutionnaire qu'il prétendait être, mais une énorme bureaucratie autoritaire (" un régime capitaliste bureaucratique total et totalitaire"), dont il se séparera pour adhérer à un groupe trotskiste tout aussi décevant. À la faveur d'une bourse d'études, il décide alors de compléter sa formation universitaire à Paris où il n'a pas hésité avec quelques camarades à critiquer la politique trotskiste officielle. Cela débouchera sur une rupture définitive avec le trotskisme et la création, en 1948, du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie, dont les écrits sont réédités depuis 2012 aux Éditions du Sandre. Socialisme ou Barbarie prendra fin en 1965 en tant que revue et en 1966/1967 en tant que groupe politique.

Cornelius Castoriadis aura porté plusieurs casquettes intellectuelles durant sa vie, notamment celle d'économiste à l'OCDE (1948-1970), de psychanalyste (1973-1997) et de directeur d'étude à l'EHESS (1980-1995). Ses séminaires font l'objet d'une publication posthume au Seuil et nous nous concentrerons dans ce billet sur le 4e volume des Carrefours du labyrinthe.

Les citations dans cette partie sont extraites du 4e volume des Carrefours du labyrinthe cité plus haut. Castoriadis y rappelle que le travail de l'intellectuel doit être un travail critique sur ce que nous tenons pour des évidences, à l'image ce ce que faisaient les philosophes grecs lorsqu'ils s'interrogeaient sur la marche du monde, l'organisation des États ou les représentations collectives. Mais le grand danger qui guette les intellectuels c'est précisément de finir par justifier l'ordre existant au lieu de le critiquer, position ô combien agréable, mais en contradiction scandaleuse avec la mission qui leur est assignée. Castoriadis évoque Sartre, mais je laisse soin aux lecteurs de compléter à son gré la liste avec des intellectuels plus récents...

Castoriadis déduit de la trahison des intellectuels, qui n'est pas sans rappeler l'excellent livre de Julien Benda la trahison des clercs paru en 1927, que " la crise de la critique n'est qu'une manifestation de la crise générale et profonde la société" (p.101). Ce n'est pas la censure qui empêche les voix discordantes, mais " la commercialisation générale", dans la mesure où tout ce qui est différent de la doxa est récupéré par le marketing pour en faire un nouveau produit. Autrement dit, ce qui est vraiment différent ou même révolutionnaire est ravalé au rang de nouvel ordinaire, ce qui annihile leur nature même et conduit à une crise du sens et à la montée de l'insignifiance.

Qu'il suffise de penser à un livre qui présenterait un point de vue novateur sur une question sociale ou philosophique. Un bon marketing éditorial aura vite fait de transformer le livre en objet, tant et si bien que l'idée novatrice est désormais devenue un produit périssable dont la durée de vie est celle que voudront bien lui accorder les médias. Et comme les médias modernes (télévision, YouTube...) sont sinon dans l'instantanéité au moins dans le très court terme, il se crée une forme d'adaptation du public à ce genre de contenu qui devient la norme. Bref, une idée pertinente, mais longue à exposer, n'a plus aucune chance d'être écoutée ou lue, ce qui laisse la porte grande ouverte aux idées approximatives et aux mensonges. Cela rejoint cette conclusion de Tocqueville au XIXe siècle, que j'ai mise en exergue de mon site web ( didierraphael.fr) : " une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe".

Castoriadis montre que le projet capitaliste, loin de se résumer à une certaine forme de rationalité économique, est en fait un projet global qui cherche à avoir le pouvoir sur toutes les facettes de la société. En particulier, il évoque la biopolitique, terme popularisé par les écrits de Foucault, mais auquel il donne un sens un peu différent dans la mesure où il prend l'exemple parlant de l'État français qui privilégie des dépenses publiques onéreuses pour la procréation médicalement assistée alors qu'une immense partie de la population mondiale meurt de faim et de maladies. Dès lors, ceux qui affirment que nous sommes en crise se trompent, car selon Castoriadis, il ne s'agit pas d'une crise au sens de point de basculement où des forces opposées s'affrontent comme dans une maladie. Non, dans notre société contemporaine, Castoriadis voit au contraire " la disparition du conflit social et politique" (p.106), bref ce qui caractérise précisément la démocratie. Et d'ajouter cette phrase riche d'actualité : " les partis politiques officiels disent la même chose" !

La finalité de l'enrichissement à tout prix promue par le néolibéralisme met ainsi en péril la survie même de la société, au point que selon Castoriadis la seule corde de rappel pour éviter le délitement social complet est aujourd'hui la peur de la sanction pénale. Mais je crains fort que 25 ans après sa mort, cette inquiétude ne concerne plus tout le monde tant l'impunité semble être de mise chez certains... Il en déduit tout de même que " la corruption généralisée que l'on observe dans le système politico-économique contemporain [...] est devenue un trait structurel, systémique de la société où nous vivons" (p.107). Ce qu'il appelle " les types anthropologiques" (le juge incorruptible, l'ouvrier fier de son ouvrage, l'enseignant dévoué...) ont été broyés par le système capitaliste, tout comme le véritable entrepreneur tel que défini par Schumpeter (c'est-à-dire celui qui prend des risques). Même l'environnement naturel est passé par pertes et profits...

" Personne ne sait aujourd'hui ce qu'est d'être citoyen ; mais personne ne sait même ce que c'est qu'être un homme ou une femme" (p.108). Même la relation parents-enfants est devenue floue. Tristes constats qui sont criants d'actualité ! Et la notion de progrès, convoquée pour justifier à peu près tous les changements déjà déjà au temps où Castoriadi écrivait, lui semble être une vaste mystification notamment sur le plan moral. Face aux enjeux écologiques et de meilleure répartition des richesses, l'urgence selon Castoriadis serait " une création qui mettrait au centre de la vie humaine d'autres significations que l'expansion de la production et de la consommation" (p.112).

Bref, remettre l'Homme au centre des préoccupations, projet humaniste par excellence, et réencastrer l'économie dans le social selon la conclusion de Polanyi ! Castoriadis est conscient de l'ampleur de la tâche, qui implique une réorganisation complète des institutions sociales (rapports salariaux, économiques, politiques...). Il est aussi conscient du peu d'enthousiasme que ce projet semble soulever dans la population, alors même qu'il en va de son salut...

En définitive, j'espère vous avoir convaincu de l'actualité de l'œuvre de Cornelius Castoriadis et donné l'envie de découvrir plus avant sa pensée sur l'économie, la politique, la philosophie morale... Pour conclure, quoi de mieux que de citer la 4e de couverture de l'ouvrage cité plus haut : " l'individu moderne vit dans une course éperdue pour oublier à la fois qu'il va mourir et que tout ce qu'il fait n'a strictement pas le moindre sens".


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