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L'E.P.O.pée

Publié le 31 juillet 2008 par Vonsontag
L'E.P.O.pée
Entre histoire, poésie et mythologie, Philippe Bordas, ancien journaliste à l'Equipe, raconte "le vélo", son vélo.

Il fut un temps, lointain, où le Tour était propre. Non qu’on y usât point de poudres et de seringues, mais les regards alors se détournaient des pingouins ridicules, corps blancs membres noirs,  qui en slip arpentaient les couloirs des hôtels de province en direction de la chambre du soigneur de l’équipe, pour se concentrer toujours sur les mêmes, en costumes de héros cette fois, remontés en selle et qui, à un train d’enfer, traversaient la France, en sautaient les reliefs, le corps étique, l’âme tendue et le souffle court comme devant un juge. Les coureurs en bavaient dans les plaines, en suaient en montagne et l’Europe du vélo n’avait d’yeux que pour eux, ces français, ces belges, ces italiens, ces anglais assez fous pour, au siècle de la vitesse et des fusées, passer trois semaines sur le simili d’une selle à arpenter un pays tout entier au pas du développement de leurs roues.
On les nommait forçats ou seigneurs, ils se disaient coureurs. Les femmes l’avaient compris qui se pressaient le soir autour des hôtels d’après les critériums de juillet pour tenter de séduire un héros du vélo. Les écrivains aussi qui après Albert Londres s’offraient de l’épopée populaire à bon marché et faisaient des grandes courses de modernes Odyssées. Blondin, bien sur, mais aussi Nucéra, Leblanc, Barthes, Perret , Fottorino aujourd’hui écrivaient la geste de ces chevaliers en cuissards dans toute sa magie solaire. Car, au-delà des rumeurs qui déjà courraient sur l’un ou sur l’autre, le vélo était affaire d’humanité et de dépassement. De souffrance endurée dans l’espoir de courtes gloires, brèves oui, et pourtant si belles.
Puis est venu le temps de l’ombre, des récits de la chute où l’écrivain voyait dans la déchéance du coureur perdant un homme à son image. « De la belle aube au triste soir » cite ainsi Christian Montaignac dans sa légende des errances sportives. Ces champions-alouettes, aveuglés par le succès, ces vedettes d’un jour qui s’effacent en coulisse, leur heure passée où ces inconnus nés, inconnus demeurés, porteurs d’eau et soutiers d’équipes à champions.
A cette épopée il manquait un grand livre. Il ne manque plus, il existe. Philippe Bordas s’est attelé à cette tâche. Jeune, il est né en 1961, il n’a pas connu les glorieuses années où s’est bâtie par l’intermédiaire du journal l’Equipe, de Jacques Godet, de Pierre Chany et de ses amis écrivains l’image d’Epinal du coureur enragé au visage gris et creusé, aux longs bras maigres, aux mains crispées sur le guidon, qui, au prix d’une souffrance indicible s’enquille le Tourmalet comme si le jardin d’Eden était planqué derrière.
Bordas sait tout cela, il a été l’élève de Pierre Chany. Bordas sait aussi que le cyclisme est mort avec le prolétariat et sa révolte. Car le vélo est un sport de prolos. De la bicyclette que l’ouvrier enfourche pour aller à l’atelier le coureur fait un vélo, accomplit des exploits et sublime la souffrance. Il est comme eux ce coureur, il en bave et il mérite le respect. Bordas saisit ainsi le vent d’anarchie ouvrière qui poussera longtemps le dos des pelotons, avec ses grandes gueules, ses personnages étranges, ses solidarités et ses règles muettes mais toujours respectées (on se souvient de Bernard Hinault remettant au pas un peloton indiscipliné).
Philippe Bordas a donc entrepris d’être le témoin de cette fin d’empire et d’en raconter les plus beaux moments, comme autant de journées, comme autant d’étapes. Explorant dans ses lignes les paysages et les époques, il dessine un destin, celui d’un sport dévorant et de ses héros consentants. Cette trentaine de figures ainsi esquissées sont le portrait d’un monde, d’une langue, d’un peuple que plus personne ne veut voir ou entendre. Champions, poètes, amoureux, voyous, bandits de grands chemins, serviteurs ironiques, mercenaires, crétins, imbéciles, génies ? Coureurs cyclistes. Forcenés, inoubliables.
Forcenés, de Philippe Bordas, Fayard

Image : Eddy Merckx. Stephan Vanfleteren / Panos Pictures (source)

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