Netflix, Amazon Prime, et leurs horribles algorithmes de (non-)curation avaient presque réussi à nous le faire oublier, mais oui, le cinéma avec un grand C et un coeur gros comme ça, a encore beaucoup à raconter. Encore faut-il oser. Sortir de sa zone de confort, s’abandonner à l’inconnu parfois le plus complet. La valeur ajoutée de tout bon festival, qui n’hésitera pas à sortir des sentiers battus pour servir de rampe de lancement à des productions confidentielles, qui resteraient invisibles par ailleurs. Trop nichées, trop originales, trop différentes. Trop… autres.
Autre, Extraneous Matter – Complete Edition l’est assurément. Et ça ne prend pas cinq minutes pour mesurer à quel point ce que l’on s’apprête à voir va plus que détonner. Malgré les quelques images promotionnelles et un pitch qui sentaient déjà le bizarre et l’étrange, vraiment, non, on n’avait pas du tout vu venir ce que Kenichi Ugana allait nous proposer. Habile, ce dernier va d’ailleurs circonscrire tout ce qui pourrait faire grincer à la première partie du film, assénant le choc d’emblée, laissant ensuite la possibilité de recouvrer progressivement ses esprits, pour mieux embrasser sans ambages le propos du film. Une réflexion bien réelle sur les refoulements, les tabous, et les dysfonctionnements relationnels de la société japonaise, mais qu’il faudra aller chercher (pas bien loin, mais tout de même) par-delà les tentacules d’une créature extraterrestre aussi repoussante à l’écran, qu’étrange, elle aussi, dans sa conception. À première vue, qui pourrait croire que pareille marionnette (ici, pas de CGI ou de stop-motion : de l’animation physique à l’ancienne, archaïque, saccadée, inquiétante et intrigante) arriverait à incarner l’expression de désirs et d’une appétence entravée pour un sexe trop peu consommé ? Hormis les amateurs de cinéma bis japonais, ou de productions fauchées tournées à l’économie, dont la sympathie provient en grande partie de leur coutures apparentes faites de système D, pas grand-monde. Trop peu. Grave erreur.
Montrer le sexe à l’écran a, quoi qu’on en dise, et ce quelle que soit l’époque, toujours été une gageure. Le filmer, même sans rien expliciter ou presque, suffit à vous taxer de pornographe, au moins de racoleur. Alors autant y aller à fond. Et dans le cas de Kenichi Ugana, non sans, pourtant, une certaine pudeur. Un numéro d’équilibriste que le cinéaste tokyoïte réussit haut la main, nanti de son poulpe difforme et d’un œil particulièrement affuté lorsque vient le moment de mettre en scène les ébats – les orgies – entre les personnages (femmes comme hommes, que ce soit dit), et des tentacules tour-à-tour godemichets, bras dans lesquels se lover, sources de câlins, mais aussi de plaisirs bien plus coquins. Passées la surprise des débuts, et la perplexité de mise face à une créature au design abscons, on finit néanmoins, et en somme plutôt naturellement, par accepter sans réserve cet état de faits. Et au même titre que pour les protagonistes du film, cet extraterrestre (et ses congénères…) est et sera, sans plus d’explications quant à ses origines et sa provenance, mais l’essentiel (comme la vérité) est de toute façon ailleurs. Car ce qui est en jeu ici, c’est bien l’excitation de l’inconnu, le plaisir de la transgression. Et au passage, panser, également, les plaies de la solitude.
Qu’ils soient seuls ou en couple, chaque personnage du film (notamment celui interprété par Kaoru Koide, qui trouve ici son premier rôle principal) traine son spleen ou son vide existentiel dans une vie monochrome (renforcée de manière équivoque par la photographie en noir et blanc de Masashi Komino) : l’irruption de l’extraterrestre, croisement improbable entre un Cthulhu fauché et E.T., sera le deus ex machina nécessaire à leur remise en question, et a minima, d’une perspective d’un ailleurs plus excitant… tout simplement plus vivant.
Là encore, le regard particulièrement affûté quant à la chape de plomb morale pesant sur la jeunesse et les jeunes adultes japonais, Kenichi Ugana appose ainsi à sa créature, en sus de sa dimension symbolique, une vraie portée politique et sociale. Certes assez évidente, mais dont la richesse se trouve non seulement dans ce qui est dit et montré, mais également dans la structure même d’Extraneous Matter. Segmenté par chapitres, tour-à-tour tragi-comiques, volontiers érotiques, mais graduellement plus sombres, amers, sans être nihilistes ni désespérés, le film offre, par-delà sa forme et ses partis-pris esthétiques, une peinture fine d’une société japonaise corsetée et étouffée par le poids de normes et de conventions ayant fini par mettre à mal la base de l’existence humaine : la communication, quels qu’en soient ses moyens. Et parmi eux, le sexe, n’est assurément pas le moins bon…
Tourné pré et post-confinements dus au COVID-19, Extraneous Matter, plus qu’un film bizarroïde et simplement étrange, est plus sûrement le manifeste radical, sous acide, mais lucide d’un cinéaste conscient des travers de son monde, dont le regard fait preuve néanmoins d’une vraie bienveillance, qui encourage à l’optimisme en dépit de perspectives plutôt sombres. Ouvrez grands vos yeux et vos oreilles (quelle musique d’Hiroyuki Onogawa!) : Extraneous Matter est de ces expériences qui font tout le sel du cinéma, ou quand l’art oblige, pour le meilleur, à sortir de soi.
Film vu dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma 2021 – section TEMPS Ø