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L’ART DANS LA RUE l’exemple d’une œuvre monumentale de Abdelaziz Gorgi.

Publié le 20 octobre 2021 par Naceur Ben Cheikh

L’ART DANS LA RUE l’exemple d’une œuvre monumentale de Abdelaziz Gorgi.

(Extrait de « Peindre à Tunis », pratique artistique maghrébine et Histoire ». Editions l’Harmattan, Paris 2006)

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Nous allons  nous attacher à l’examen des significations possibles que peut recouvrir la présence d’une oeuvre monumentale, qui anime une place publique de la ville européenne de Tunis. Il s’agit d’une « fresque » qui figure des échantillons typiques de la flore et de la faune de Tunisie. Elle date des années soixante et porte la signature d’un artiste tunisien connu: Abdelaziz GORGI[1].

Voici donc un produit artistique qui vient s’offrir au regard, sur le mur de façade, d’un bureau des postes qui se trouve Place Pasteur, à l’entrée du parc le plus important de la ville, dont le casino, sera, vers les années soixante-dix, converti en Musée d’Art moderne. Cet emplacement est sensé lui donner une dimension sociale certaine.

Mais déjà, en évoquant l’emplacement et le support, deux données matérielles qui plaident pour une signification sociale évidente, nous nous trouvons dans l’obligation de procéder à une lecture qui passe nécessairement par l’interprétation. En effet, sa présence peut répondre à des impératifs qui peuvent varier, selon les intentions du commanditaire et de l’artiste, et sa signification peut changer, selon la lecture qu’en fait le spectateur.

Étant donné que nous nous trouvons dans un pays, où la tradition de l’art arabo-musulman est encore vivante, on peut supposer que ce mur recouvert de formes, fait allusion à une continuité possible entre sa fonction sociale, et celle que l’on accorde au mur de céramique ou de pierre gravée que l’on rencontre souvent dans la Médina. D’autant plus que cette interprétation pourrait confirmer dans la pratique, l’idée souvent avouée de rester fidèle à la tradition.

Mais plusieurs objections peuvent surgir à la conscience, à l’encontre de cette filiation supposée, entre l’oeuvre « monumentale » de la place Pasteur et les murs « artistiques » de la Médina.

La première est d’ordre conceptuel: elle concerne le statut et la nature différents de chacun de ces produits artistiques. Même si au plan formel, il s’agit dans les deux cas de manifestation de l’art dans un lieu public, il n’est pas certain que le sens de cette manifestation soit le même dans une ruelle de la ville arabe, et sur une place publique. Et cette différence radicale se retrouve aussi bien au niveau de l’oeuvre elle-même qu’à celui de son support lieu de manifestation.

La « fresque » de GORGI est le produit d’une attitude médiatisée par une réflexion sur l’Art et son Histoire, celle qui découle du statut d’artiste, hérité de l’époque coloniale et qui se réfère à la pratique artistique propre à la société occidentale bourgeoise[2].

Or, ce produit comporte, en soi, les conséquences de cette réflexion, non pas de son contenu, mais de sa présence même en tant qu’activité intellectuelle distincte d’une pratique manuelle qui lui est subordonnée. En s’enrichissant, par la dimension intellectuelle que peut lui conférer cette réflexion, l’art perd son caractère d’évidence. Et cette évidence est en fait la conséquence de son immersion organique dans la société qui le produit. Comme le signale ADORNO: « l’infinité manifeste de ce qui est devenu possible et s’offre à la réflexion, ne compense pas la perte de ce qu’on pouvait faire de manière non réfléchie et sans problèmes »[3].

Précisons toutefois, que ce qui est désigné par non réfléchie ne comporte pas une production d’où la réflexion est absente. Il ne s’agit pas d’un art qui serait fait par des non intellectuels, plus connu sur le marché, sous l’appellation d’art naïf, par opposition à celui produit par des artistes intellectuels, mais plutôt d’une production réalisée au sein d’une société qui ignore la division entre théorie et pratique. Car, malgré les apparences, ce qui est intentionnellement non réfléchi, continue toujours à être le produit de la réflexion. Et en ceci il s’inscrit, malgré lui, dans les catégories stylistiques de l’art issu d’une réflexion théorique.

Cette précision était destinée à servir de mise au point, nécessaire à la continuation de cette analyse. Car l’étiquette de non intellectuel est souvent revendiquée par les artistes tunisiens contemporains et en particulier par A.GORGI lui-même[4].

La production artistique traditionnelle, contrairement à la « fresque » de ce peintre, est issue, quant à elle, d’une pratique réfléchie ou d’une réflexion pratique, qui ne peut avoir une conscience théorique d’elle-même qu’en se transformant qualitativement, en perdant cette identité immédiate avec soi.

Comme on peut le constater, la façade décorée par Gorgi appartient à un champ culturel radicalement différent de celui du mur recouvert de céramique de la Médina. Mais, nous l’avons déjà annoncé, cette différence se retrouve aussi au niveau du statut et de la fonction de chacun des lieux où se montrent ces deux produits artistiques.

La façade qui sert de « support-cimaise » à cette « fresque » se montre dans une rue de la ville européenne, large et bien droite dans sa mise en perspective, donne sur une place dont la profondeur est mise en évidence par le fond de verdure que lui procure le Jardin du Belvédère et dont l’entrée monumentale sert de repère visuel pour mieux distinguer ses différents plans. Sur cette façade, la socialisation de l’oeuvre d’art passe nécessairement par sa mise à distance. Comme pour la perspective de la place, qui transforme l’art en spectacle, il faudrait comprendre cette mise à distance au sens concret du terme, comme un éloignement. Pour mieux apprécier la beauté de l’oeuvre, le spectateur d’en face doit avoir assez de recul, pour cadrer l’ensemble de ce qui s’offre à sa vue.

Dans la cité musulmane la rue enveloppe. Son existence même dit sa fonction, une voie de communication qui se présente comme un lien organique entre les différentes cellules d’habitation qui sont à la base du tissu urbain de la Médina. L’oeil ne peut que parcourir et « brouter » un espace dont il ne peut voir les limites. Il peut, par contre, sentir sa présence qui le renvoie à sa fonction originelle, celui d’être un organe de la vue. Car un œil, habitué à être le moyen de reconnaissance, oublie souvent qu’il est aussi organe de connaissance et se laisse atteindre de cécité. Devant le mur recouvert de céramique, aucun cadrage de l’ensemble n’est possible ni nécessaire, comme pour une toile abstraite ; malgré la tentation formaliste de confondre art musulman et art moderne occidental.

La différence, observée entre ces deux lieux publics, rejaillit sur les sens que peut avoir leur utilisation, comme support, en vue de doter l’oeuvre d’art d’une possibilité d’enracinement dans le social. Alors que la rue musulmane rend l’art présent dans la vie même de la ville arabe, la place publique européenne ressemble beaucoup plus à un espace abstrait qui exhibe son ordre et affiche hautement ses peintures murales de façade. Autant le caractère communautaire de l’art traditionnel était inscrit dans le corps même de la cité, autant son absence n’arrive pas à être compensée par ces fresques qui s’offrent au regard distant du passant.

Voici donc une première objection qui va à l’encontre d’une possible intégration sociale de l’art contemporain tunisien, par le biais d’une filiation supposée entre les fresques modernes et les murs recouverts de céramique de la vieille cité.

Mais on peut rétorquer qu’il n’est pas nécessaire, pour acquérir une dimension sociale par le recours au mur peint, que l’artiste se réfère à la ville traditionnelle. La seule présence de cette fresque sur un mur de la ville moderne ne suffit-elle pas à lui accorder une évidente historicité? Celle que l’on accorde, habituellement, à un mur de MORELLET ou bien à une façade peinte, dans les environs du Centre POMPIDOU.

On ne peut accepter pareil raisonnement qu’en pratiquant une sorte de violence qui consiste à réfléchir par paralogismes et en ignorant les différences. Il est évident que le Plateau Beaubourg n’est pas la Place Pasteur, même si les deux endroits portent des noms également français. La ville moderne de Tunis, malgré les apparences trompeuses, ne peut être confondue avec n’importe quelle ville européenne d’Europe. Car si la forme à la même origine culturelle et idéologique que celle qui a donné naissance à l’organisation de l’espace à l’occidentale, le vécu et la signification qu’elle peut acquérir, à travers une pratique sociale différente, sont nécessairement nouveaux[5]. Il en va de même du sens d’une place publique aux yeux de la population qui la fréquente. Que dire alors du sens de la « fresque » qui l’anime? Que sa perception est différente d’une société à une autre et comme cette perception rentre, pour une part importante, dans la combinaison des facteurs qui peuvent fonder une relation réelle entre l’art et la société dans laquelle il se manifeste, on ne peut avancer que l’existence d’une fresque sur un mur parisien revête les mêmes significations que celles que l’on peut trouver à une fresque sur un mur à Tunis.

Les motivations politiques: Présence de l’idéologie

Après ces remarques d’ordre méthodologique, nous sommes à même d’aborder, à présent, la recherche des vraies motivations qui ont été à l’origine de la présence de cette « fresque » qui anime la Place Pasteur à Tunis. L’idée de filiation avec une pratique traditionnelle de l’art dans la rue s’étant avérée fausse et celle d’une modernité de simple reflet de la réalité occidentale non fondée; il nous reste que l’explication par les données objectives qui pourraient donner à l’apparition de cette oeuvre un sens qu’elle doit avoir, à partir du moment où elle s’inscrit dans une réalité concrète.

S’agissant d’une oeuvre monumentale, figurant sur la façade d’un édifice public, l’intention du commanditaire prend ici une importance particulière. Comme on l’a déjà signalé, plus haut, l’État tunisien dès les premières années de l’Indépendance, avait manifesté un intérêt particulier pour la peinture qui se faisait en Tunisie. Héritier direct des institutions culturelles de l’époque coloniale, le nouvel État indépendant, veillait, naturellement, à préserver une image de marque d’un pays qui méritait bien cette indépendance. Tous les discours des hommes politiques de 1’époque le confirment: il s’agissait de tenir le pari de la viabilité de la civilisation, même après le départ de l’administration française.

Voici à ce sujet un document, écrit en 1963 et qui témoigne de ce souci, qu’avaient les responsables tunisiens de l’époque, de donner, aux yeux des nations civilisées, la preuve de la vitalité de leur pays et dont le peintre Hatim El MEKKI se faisait l’écho: il s’agit de la préface à la première exposition de peinture tunisienne contemporaine qui a eu lieu à Tunis, après une tournée aux États-unis d’Amérique.

« Du 27 Octobre 1961 au 4 Février 1962, les oeuvres de dix sept peintres de Tunisie furent exposées à Washington, New York, Chicago et San Francisco. Un public de plus de cinquante mille visiteurs, de nombreux représentants des chaînes de journaux et de radiotélévision américaines firent un accueil d’une chaleur souvent élogieuse à cette première manifestation importante d’art contemporain tunisien aux États-unis. Dans le cadre des échanges culturels, cette initiative, à caractère désintéressé, se révélait fructueuse. Pour l’Amérique, ce fut une manière de découverte; en effet seuls les efforts et le succès de la Tunisie dans le domaine politique l’avaient jusqu’alors signalée à l’attention du public américain ».

« Mais grâce à l’exposition itinérante des oeuvres de certains de ces peintres à travers les États-unis, notre pays, d’ancienne tradition, on sait, donnait également les preuves de sa vitalité dans un domaine généralement réservé à des pays plus privilégiés ».

« Aujourd’hui, retour des États-unis, l’Exposition de la Peinture tunisienne contemporaine est offerte au public tunisien. Ainsi après deux ans d’absence, que d’autres ont jugés bien employés, Lucullus dîne chez Lucullus. Puisse-t-il (à son tour) s’en réjouir »[6].

Remarquons, tout de suite, l’objectivité manifeste de ce texte malgré le caractère officiel du cadre dans lequel il a été écrit. A travers des lignes qui laissent sous entendre la réserve de son auteur, il témoigne des motivations politiques de l’intérêt des autorités pour la peinture. Et par de-là l’aspect désintéressé, se révèle l’intention d’affirmer sa personnalité, en fonction de l’opinion des observateurs américains.

La motivation politique de cet intérêt pour la peinture se double d’une autre, à caractère purement économique: enrichir le potentiel touristique du pays, en vue de soutenir les efforts de l’État dans l’implantation d’une industrie qui va devenir plus tard une des sources importantes de l’apport en devises à une économie qui en avait besoin. [7] Mais la finalité touristique de la peinture tunisienne ne répondait pas uniquement à des fins purement économiques. Elle avait aussi, aux yeux des responsables, une fonction culturelle qui consistait à « tempérer les effets nocifs éventuels du tourisme, par la mise en valeur devant les touristes de notre patrimoine culturel »[8].

Cette affirmation de soi, face à l’autre, que ressentait le responsable tunisien, se faisait à travers une fausse dialectique que l’on peut qualifier d’opposition conciliatrice et qui se traduisait, dans les faits, par une démonstration intentionnelle de son originalité distinctive, liée à une prédisposition traditionnelle à l’ouverture sur l’extérieur[9]. Une idéologie qui aboutira, dix ans plus tard, vers les années soixante-dix, à une formule significative de cette vision formaliste: « ouverture et authenticité ».

Mais une théorie, une idée, et même une volonté, fusse-t-elle politique, ne peut s’inscrire dans le concret, que dans la mesure où dans la réalité vécue, existent des faits qui justifient son apparition. C’est pourquoi on ne peut affirmer que l’existence de cette « fresque » de GORGI puise ses origines dans l’intention de son commanditaire. Dans ce cas précis, la volonté de l’homme politique compte, pour une part importante, dans l’apparition de cette oeuvre, mais elle n’est pas bien sûr, le seul facteur qui a présidé à sa naissance.

C’est pourquoi, nous allons voir ce qui, dans la réalité historique de la culture tunisienne de l’époque, permettait l’apparition de cette volonté de récupération de la pratique picturale par l’instance politique. Et la pratique picturale dépend essentiellement de l’homme qui l’assume qui, à son tour, n’est pas isolé et en liaison avec les autres hommes du groupe social auquel il appartient.

En conséquence, cette oeuvre n’est pas indépendante de son auteur, et ce dernier, à son tour, n’est pas indépendant de son groupe. L’histoire nous dit que Gorgi fait partie de  l’École de Tunis

Nous disposons d’une étude, parue il y a dix ans dans une revue américaine[10], connue par la rigueur de ses témoignages et dans laquelle nous allons puiser une présentation des conditions historiques de la formation de cette école artistique. Ellen Micaud, auteur de cette étude écrit: « Alors que la nouvelle nation ne possédait que quelques grandes oeuvres littéraires du passé (…) une douzaine de peintres relativement mûrs habitaient ici. Du jour au lendemain, on fit des peintres, les vedettes de la culture tunisienne. »

« Beaucoup d’influences entrèrent en jeu pour constituer un groupe d’artistes homogène. Le nouveau groupe fut baptisé École de Tunis, sur le modèle de la célèbre École de Paris. Ces jeunes citadins cultivés étaient, en tant que groupe, bien préparés[11] à être à l’avant garde de la culture tunisienne[12]. La plupart d’entre eux s’exprimaient aussi bien par la parole que par le pinceau et étaient tout à fait aptes à définir, défendre, et propager l’idée, nouvellement née, de la peinture tunisienne. Ils étaient issus, pour la plupart, de la même classe, cette aristocratie cultivée, d’origine turque ou andalouse, dont le siège était Tunis. Le seul groupe que les notables français trouvaient digne de fréquenter ».

« Lié par la même origine sociale, souvent par des liens d’amitié, ce groupe de peintres forma sinon une école nationale de peinture, du moins une institution. Ils trouvèrent leur inspiration dans une nouvelle fierté nationale qui les poussa à se servir de tous les moyens pour impressionner favorablement l’ancienne métropole, mobile qui coïncida précisément avec le besoin qu’avait la nation de leurs services ».

Quelle était l’esthétique, ou l’idéologie artistique qui était développée par ces artistes? Quelles étaient ces influences qui entrèrent en jeu pour constituer un groupe homogène? Ellen Micaud, n’en parle que par allusion, où plutôt en désignant l’origine aristocratique de cette élite digne du respect des notables français. Par contre, ce qu’elle ne dit pas c’est que la fondation de l' »École de Tunis » remonte à l’époque d’avant l’Indépendance; que le président de ce groupe était Pierre Boucherle et que la majorité des artistes, membres de cette institution, était composée de peintres de nationalité française. Dans l’optique de l’époque, l’Art n’a pas de nationalité et n’a rien à voir avec l’idéologie et, à partir du moment où l’on peint des paysages ou bien des scènes tunisiennes, la peinture que l’on va produire sera, forcément, tunisienne!. Tout cela peut mener fort loin, par exemple, à l’idée que l’Art est le fruit de rencontres heureuses entre un individu isolé génial et une terre médiate; ou bien, si l’on veut forcer l’interprétation du sous-entendu, on peut aboutir à l’idéologie, communément répandue à l’époque coloniale, de la « terre sans peuple ». Sauf, bien sûr, celui que constituait cette classe de citadins cultivés que les notables français trouvaient dignes d’être fréquentés[13].

Donc, le fait qui, dans la réalité concrète, justifiait l’apparition de cette idéologie culturelle qu’est l’idée de l’affirmation de soi en fonction de la Présence de l’Autre, et qui se nourrissait de cette idée, pour mieux confirmer son existence, consistait en la présence, au moment de l’Indépendance, d’un groupe de peintres citadins, déjà préparés à assurer la relève dans la continuité.

Mais on ne nationalise pas une pratique culturelle qui comportait, en elle-même, une vision du monde, c’est à dire une idéologie, sans subir les conséquences de cette nationalisation et devenir, soi-même, le continuateur de cette idéologie. Les responsables tunisiens des années soixante avaient compris la nécessité de la transformation des structures économiques héritées de l’époque coloniale, sans quoi l’indépendance politique n’avait pas de sens. Ils avaient aussi insisté sur la transformation des structures mentales des citoyens[14] et ce, par le biais de l’école, l’assistance sociale, etc. Mais, à aucun moment, le problème de la peinture n’a été perçu en tant que vision du monde, participant, lui aussi, au maintien de ces structures mentales,  héritées de l’époque coloniale[15]

Formalisme et identité

Mais si cette nationalisation de la culture issue de l’idéologie coloniale a eu lieu, sans soulever apparemment de problèmes majeurs, c’est que les artistes tunisiens du groupe de l’École de Tunis avaient, au sein de ce groupe, opéré une démarcation formelle et stylistique qui permettait de faire croire à une réelle nationalisation. La vision formaliste et métaphysique de l’histoire de l’Art les a amenés à considérer qu’il suffit de transformer la facture et de prendre des références formalistes dans le patrimoine arabo-musulman, pour se doter d’une originalité distinctive, qui différencierait leur production de celle de leurs collègues européens.

Cette légitimation stylistique de l’arabité de la peinture tunisienne, par la référence aux arts traditionnels et populaires du passé, s’enrichira, plus tard, par une autre référence, aussi formaliste, à l’Art moderne occidental. Voici d’ailleurs ce qu’en dit Abdelaziz GORGI, en 1975.

« L’Art arabe traditionnel est très moderne! Il a inspiré l’Art abstrait et l’Art cinétique: C’est en regardant les oeuvres occidentales que nous comprenons davantage les nôtres »[16].

Nous aurons l’occasion, ailleurs que dans ce chapitre, de revenir à cette modernité « concédée » de l’art arabo-musulman et, pour le moment, revenons à cette « fresque » de la Place Pasteur.

L’idée de conciliation dans la matérialité de l’oeuvre

Jusqu’ici, nous nous sommes limités à préciser, autant que possible, les circonstances historiques qui ont présidé à l’apparition de cette « fresque », les motivations de son commanditaire, ainsi que l’idéologie esthétique de son auteur. Il en ressort que le public auquel elle était objectivement destinée était l’Autre, c’est à dire, les nations privilégiées, l’ancienne métropole que l’on voulait impressionner favorablement, et les touristes auxquels on présentait les aspects de notre culture originale, dans le but de les amener à avoir une attitude plus respectueuse de notre personnalité.

Mais cela suffit-il pour conclure que cette « fresque », n’a aucun lien objectif avec les catégories sociales du peuple tunisien, autres que celle que constitue cette élite cultivée et à laquelle appartient l’artiste, auteur de cette oeuvre? Bien sûr que non et ceci pour la raison évidente qu’il manque à cette analyse la présentation de la « fresque » elle-même, dans sa matérialité de forme de représentation et une connaissance plus exacte, concrète, du rapport qu’elle peut entretenir, avec le public tunisien.

Nous allons procéder, en premier lieu, à une lecture de l’œuvre   qui portera, nécessairement, les marques de notre formation propre. Au fait, nous avons utilisé, à dessein, le terme « fresque » pour désigner, jusque là, un pan de mur blanc, recouvert de motifs végétaux et animaux stylisés, en fer forgé de couleur noire. La composition se présente comme une transposition, sur une grande surface, d’un dessin où les morceaux de tôle découpée contrastent avec les vides blancs pour créer une animation de l’espace plat qui se dégage de l’ensemble. L’artiste a procédé à une organisation de la surface où toutes les parties animées le sont également, sans que l’oeil du regardant se trouve fixé sur un élément ou un motif en particulier.

Pourtant, en observant bien la composition, on peut remarquer que l’artiste a ordonné, à la lisière de la surface organisée, des repères visuels qui permettent au regard de reconnaître une sorte de cadre. La forme effilée de l’arbre évidé, dans le but apparent d’en alléger la masse, s’étire sur toute la hauteur du coté gauche du quadrilatère. Cette verticale rejoint, au sommet, l’horizontale que suggère une double rangée de formes successives d’oiseaux fantastiques et de poissons aux arêtes en ligne continue et brisée. Du coté droit, l’enclave, imposée par la forme du support, se voit soulignée par deux traits épais et parallèles qui dessinent un angle de quatre vingt dix degrés, tout en évoquant deux oiseaux en état de repos qui s’entrelacent; A l’intérieur de ce « cadre », viennent se loger des figures de chevaux-antilopes, groupés en couples contrastés, un oeil dont la forme schématisée est à peine allusive, un soleil avec des rayons qui traversent deux cercles concentriques et qui sont si rigides qu’on dirait tirés au compas et un aloès. La ligne de terre est composée d’un alignement de cactus et d’un arbuste qui étale ses branches en arabesque garnie de feuilles minuscules et également espacées.

L’animation de la surface est obtenue grâce à une systématisation du contraste entre lignes courbes et brisées et entre formes pleines et d’autre plus larges mais évidées. L’aspect « dessiné » de cette composition se remarque à l’évidence des traits qui se veulent élégants et continues, comme si chacune des formes tracées au fil de fer voulait reproduire la légèreté du coup de crayon.

Mais comme on peut le constater, cette lecture est, déjà, interprétation. Le caractère hybride des formes et celui austère du contraste provoqué par la juxtaposition des noirs et blancs, ainsi que la rigidité manifeste, issue de la technique de réalisation, rendent la lecture de cette oeuvre assez difficile pour le profane, surtout si l’on suppose que c’est bien à un public large que la fresque est sensée être destinée. D’autant   plus que l’iconographie qui a servi de référence à l’artiste et qui justifie l’absence d’un contenu réel, puise ses origines dans l’Histoire de l’Art Universel, dont la connaissance est nécessaire à une quelconque appréciation formaliste de l’oeuvre. Il y a, sur ce mur, un tel répertoire de formes, dont l’aspect schématisé et les effets de style en font un condensé des caractéristiques formelles des arts de l’Afrique saharienne, du monde arabo-musulman, de l’Europe moderne, et celui, d’expression populaire, plus connu en Tunisie sous l’appellation technique de « peinture sous-verre ».

Nous avons parlé d’absence de contenu réel. Mais peut-être cette remarque nécessite-t-elle un peu plus de précision. Certes, il y a bien un contenu apparent, puisque nous venons de faire une lecture interprétative des formes représentées sur ce mur. Mais, le fait même de la présence de ce contenu apparent nous permet d’épuiser tout le sens de l’œuvre. Laquelle se révèle, alors, comme, uniquement affirmation et reconnaissance de ce qui est connu. Car le caractère d’intelligibilité évidente, pour l’historien de l’art, qu’affiche cette « fresque » fait qu’elle se limite à cautionner une certaine lecture superficielle des oeuvres du passé. Cette lecture qui part du sens commun, celui approuvé par l’idéologie dominante et l’opinion publique, empêche, dans sa reprise réductrice des aspects artistiques des oeuvres du passé, aussi bien le patrimoine, auquel elle se réfère, que la « fresque » elle-même d’avoir un contenu historique réel.

De la lisibilité comme moyen d’intégration dans le social

Nous reviendrons, plus loin, sur cette notion de contenu historique de l’oeuvre d’art. Pour le moment, nous allons nous contenter de ce contenu apparent qui semble être à la base de certaines approches, des plus sérieuses, de la dimension sociale que l’on attribue à la présence de cette « fresque » et à celle de la production des artistes tunisiens qui relève de la même idéologie esthétique.

Dans cet ordre d’idée, nous évoquons les propos d’un sociologue critique d’art tunisien qui écrit dans une thèse consacrée à la sociologie de l’art arabe contemporain[17]:

Certains peintres contemporains ont continué la veine de l’art populaire traditionnel avec un remarquable esprit de fidélité qui ne nie pas l’invention, mais lui assigne simplement des cadres qui, parfois d l’exaltent plus qu’ils ne la limitent. En Tunisie, Ali BELLAGHA[18] reprend, dans ses compositions, certains thèmes de l’imagerie populaire traditionnelle. Mais le regard du créateur invente des volumes, des espaces, des rapports, qui sans quitter les cadres référentiels connus donnent à la composition un air de familiarité absolue et de lisibilité immédiate, en même temps qu’un caractère d’innovation acceptée… Abdelaziz GORGI, dans sa première manière, imprègne ses scènes de la vie quotidienne traditionnelle d’une subtile atmosphère surréelle que hantent des chevaux marins cabrés d’émerveillement.

Ainsi la démarche de l’artiste, dans sa « fidélité remarquable » aux formes artistiques du passé, se voit légitimée par un souci de « lisibilité immédiate » et auquel répond cet « air de familiarité absolue » qui se dégage de l’oeuvre.

En somme, l’immersion de l’art dans le social dépendrait de cette possibilité de lecture que le peintre offre à son public. Mais ce que nous retenons de ces propos c’est que, dans son activité créatrice et en particulier au cours de l’élaboration de son oeuvre, l’artiste tient compte d’une certaine capacité de lecture qu’il suppose être celle du futur spectateur.

Il est normal que le peintre, en tant que membre d’une société à laquelle il destine son oeuvre, intériorise le regard de cette société. Dans l’acte créateur, il est difficile de dissocier l’acte d’écrire de celui de lire. Le peintre, dans son atelier, n’est jamais seul. Il y a en lui le spectateur critique qui lui permet d’avancer dans son travail. C’est ce qu’on appelle souvent le dialogue qui s’instaure entre l’artiste et son travail et qui permet au créateur de s’objectiver dans son œuvre et ce , à travers ce rapport conscient qu’il entretient avec elle. Mais il ne s’agit pas, il est important de le préciser, de ce premier niveau de conscience subjective, purement subjective, mais, plutôt, de cette conscience au second degré. Un état qui résulte d’une praxis picturale assumée qui permet à l’artiste de trouver en cherchant et non pas de chercher pour trouver.

Tout comme l’originalité, la dimension sociale de l’oeuvre ne se livre pas à l’intention de sociabilité que le peintre « prévoit » dans son oeuvre. Elle est le fruit de ce rapport dialectique que le créateur entretient avec la société dans laquelle il vit. Là aussi, il faudrait distinguer ce que nous entendons par « rapport dialectique » des autres qualités de rapport que peut avoir un individu, de société de classes, avec cette même société. Le sens que nous entendons se rapporte, lui aussi, à un état de conscience au second degré où l’artiste, fort de sa praxis picturale, abolit, en lui-même , le rapport égocentrique avec le réel, pour mieux spécifier sa matérialité propre qu’il ne peut connaître qu’en reconnaissant celle du réel.

Dans cet acte de reconnaissance de soi, en rapport avec celle de la société concrète dans laquelle il vit , l’artiste atteint un état de connaissance vraie, dans lequel il renonce consciemment à sa personnalité de sujet, en retrouvant, par la même , son identité historique et matérielle. Identité qui le fait accéder à sa dimension sociale objective et dont il est porteur, malgré lui.

Dans ce cas précis, le peintre tunisien, qui entretient un rapport mécaniste avec l’Histoire de l’Art, aboutit à une pratique artistique qui affiche son authenticité. La même démarche formaliste, nous la retrouvons dans son rapport avec un public, pour lequel il prévoit, intentionnellement, une lisibilité qu’il suppose attendue.

Ici, on est en droit de se demander de quel public il s’agit. C’est ce que nous avons essayé de poser comme question au réel et ce à travers une enquête, modeste il est vrai, auprès du public des galeries d’art à Tunis. Il s’agit d’un travail de recherche, pour l’obtention d’un diplôme de journaliste culturel, qu’une de nos étudiantes a effectué sous notre direction[19].

Mais, avant de livrer les résultats de cette enquête[20], nous voulons faire part d’une difficulté méthodologique que nous avons rencontrée, dans la formulation du questionnaire. Il s’agissait de savoir si oui ou non le public tient compte, dans son approche des peintures exposées, de cette notion de lisibilité. Le problème étant trop technique pour le profane, la question, à travers laquelle on se proposait d’obtenir le renseignement en question, se révélait difficile à formuler. Finalement, on a contourné la difficulté en demandant aux spectateurs de nous faire part de leurs préférences en matière de peinture, en précisant les motivations de leur choix.

Un premier résultat confirmait effectivement ce souci de lisibilité que les peintres de l’École de Tunis supposaient exister chez le public tunisien. 67% des personnes enquêtées ont marqué leur préférence pour la peinture figurative. Leur motivation était qu’ils arrivaient à la comprendre plus facilement que la peinture abstraite, sans pour autant être d’accord avec le message véhiculé par les tableaux de certains artistes folklorisants[21].

Les trente trois autres enquêtés ont déclaré aimer plutôt l’abstrait. Leur motivation était que ce que représente le tableau importe peu et que l’essentiel est qu’il soit beau et bien fait.

Mais, en nous référant au degré d’instruction, nous avons remarqué que ceux qui préfèrent le figuratif constituent les 87% de ceux qui ont suivi des études secondaires et les 66% de ceux qui ont fréquenté l’Université. Quant à ceux qui ont marqué leur préférence pour la peinture abstraite, ils appartiennent, en majorité, à ceux qui ont une éducation traditionnelle ou bien à ceux qui n’ont pas été scolarisés.

Il va de soi que ceux qui ont fréquenté les établissements secondaires appartiennent à la génération de moins de cinquante ans, que ceux qui ont eu accès à l’Université sont encore plus jeunes, alors que ceux qui ont eu une éducation traditionnelle font partie, plutôt, de la génération de plus de soixante ans. Il en va de même de ceux qui n’ont pas été scolarisés.

Ce qui est remarquable, en regardant les résultats de cette enquête, c’est de constater que, contrairement aux suppositions implicites des artistes qui se réfèrent à l’art traditionnel en se souciant de la lisibilité de leurs oeuvres, le public auquel ils s’adressent effectivement est composé d’une population relativement jeune qui a eu accès à la culture occidentale.

Par contre, la population qui continue à être fidèle aux valeurs de la culture traditionnelle montre que, pour elle, la préférence ne se pose pas en termes de lisibilité. On peut donc affirmer que le public pour lequel on prévoit cette lisibilité appartient à une catégorie de personnes ayant peu ou pas d’attaches avec les aspects de la culture traditionnelle.

D’autres résultats de cette enquête viennent donner à ce constat une dimension plus concrète: il s’agit du lieu de résidence des personnes qui s’intéressent à l’art. En « faisant intervenir la variable quartier », indique le rapport établi par Samira Dami, « nous obtenons des renseignements qui semblent révéler que l’art est coupé du peuple ». En effet, « le degré de fréquentation des galeries d’art ainsi que celui de la motivation culturelle, enregistrés chez les personnes enquêtées, diminuent au fur et à mesure que l’on s’éloigne des quartiers résidentiels et que l’on s’approche des quartiers populaires »[22].

Concernant le degré d’assiduité, le rapport indique que « plus le quartier est aisé plus (ce degré de fréquentation) est élevé. 50% des personnes habitant les quartiers résidentiels vont de 10 à 20 fois par an à une exposition, 41% de ceux qui habitent les quartiers modernes (de la ville européenne) vont également de 10 à 20 fois par an, et seulement 10% du public qui fait montre de ce degré d’assiduité est constitué d’habitants résidant dans les quartiers populaires. En outre, le taux le plus élevé des personnes qui vont seulement de 1 à 5 fois par an, voir des tableaux, figure dans les quartiers populaires » (82%). Si l’on rappelle que ces quartiers populaires sont remarquables par la densité élevée d’habitants qu’ils abritent, on se rend compte, du taux minime de degré de fréquentation des galeries d’art par la population tunisoise d’une manière générale.

La réaction de ceux qui n’ont pas été touchés par le système de références de la culture occidentale bourgeoise et qui déclarent qu’ils sont indifférents au degré de lisibilité, introduit une deuxième question qui se rapporte à la signification que revêt la présence de cette problématique dans le rapport que les peintres tunisiens figuratifs, entretiennent avec un public essentiellement composé de personnes relativement occidentalisées.

Cette indifférence du public traditionaliste contient, déjà, un élément de réponse à la question qu’elle introduit. Cela consiste à remarquer que le fait de se soucier de la lecture anecdotique, par opposition aux innovations formelles, constitue un faux problème qui en dit long sur les conséquences de l’approche formaliste, aussi bien de la part des artistes que de leur public.

Un faux problème, certes, mais ce constat ne peut nous autoriser à abandonner l’examen critique de la réalité dans laquelle il se pose. D’ailleurs, l’enquête a révélé que pour une large partie du public qui s’intéresse à la production des artistes tunisiens cette lisibilité anecdotique d’une oeuvre d’art compte, pour beaucoup, dans l’appréciation dont elle peut être l’objet.

Alors que signifie le fait que les peintres, aussi bien qu’un nombre important de jeunes tunisiens, se situent , quant à leur relation avec l’art, en fonction d’une vision qui opère une séparation entre forme et contenu. La réponse pourrait paraître évidente : nous sommes en présence d’une manifestation normale des effets de l’influence des valeurs propres à la culture occidentale. Dans un pays anciennement colonisé, entretenant des rapports d’échange inégal (pour ne pas dire de domination) avec les pays technologiquement avancés, cette influence est tout ce qu’il y a de plus attendu.

Mais cette réponse n’est pas satisfaisante pour la simple raison qu’elle explique un phénomène en le schématisant et en le réduisant à un effet dont la cause lui est extérieure. Ce constat ne nous dit rien quant à la nature du phénomène, ni sur la particularité de sa manifestation. Reposons donc la question qui consiste à se demander ce que signifie la présence de la condition de lisibilité dans le champ culturel tunisien d’aujourd’hui et ce, en tachant de partir des données concrètes de cette réalité particulière.

Il s’agit, en fait, d’une situation qui parait simple, mais qui est pourtant complexe. D’une part, des artistes réalisent des oeuvres qui rappellent, au plan formel et thématique, les peintures populaires traditionnelles.Leur démarche peut se résumer en une volonté consciente de rester fidèles à ces peintures populaires, tout en introduisant des innovations formelles qui ne nuisent pas à la lisibilité de leurs oeuvres. Ce faisant, ils pensent, de la sorte, continuer une tradition, tout en innovant dans le double but d’être fidèles à eux-mêmes et de répondre aux exigences d’actualité. Deux besoins qu’ils ressentent comme une nécessité. D’autre part, un public composé d’une fraction importante de la population qui s’intéresse à l’art et ayant fréquenté les établissements d’enseignements secondaires et supérieurs, se soucie d’une lisibilité anecdotique de leurs oeuvres.

Mais par ailleurs, une autre fraction de la population, attachée encore aux valeurs traditionnelles, ne se soucie pas, dans sa perception des oeuvres d’art, de ce critère de lisibilité. Ce en quoi, elle demeure fidèle à ces valeurs de la culture traditionnelle dont la peinture populaire constitue un aspect important.

Enfin, on dispose d’une information historique qui nous fait savoir que la pratique de la peinture, telle qu’elle se présente actuellement en Tunisie, est un phénomène d’importation, imposé à l’époque coloniale[23], sans être légitimée par une quelconque nécessité historique.

Disposant de ces données, nous observons, tout d’abord, que la condition de lisibilité anecdotique se retrouve aussi bien chez les artistes que chez la fraction de la population qui est de culture occidentale[24]. L’existence objective de cette perception anecdotique qui leur est commune, confirme aussi l’origine commune de leurs références. Le peintre dont la fonction et le statut sont issus de la structure même de la société bourgeoise occidentale, qui l’a imposé aux autres types de sociétés, en tant que modèle de pratique culturelle, répond aux besoins d’une élite instruite, à l’école moderne. Une école dont l’orientation et le contenu des programmes puisent leurs sources dans la vision humaniste européenne.

Il s’avère donc que la prise en charge de l’opération de revalorisation des formes artistiques issues de la tradition populaire, concrétisée par cette innovation dans la fidélité au patrimoine et que J.BERQUE désigne par « la plongée dans les potentiels du legs ancien »[25], est assumée par et pour une élite minoritaire, objectivement coupée de la population restée attachée aux valeurs héritées de la culture traditionnelle et populaire.

Ce constat contredit les intentions des artistes qui, en aménageant le « message anecdotique »(ou bien en le ménageant) croyaient permettre, au plus grand nombre, d’accéder à la compréhension de leurs oeuvres.

Tout se passe comme si les rapports supposés fonder la relation entre le tableau et le public, au sens large, sont, en fait, une inversion pure et simple, des vrais rapports inscrits dans la réalité concrète. Et à la lumière de ces observations, on peut observer, encore une fois, les effets de l’approche idéaliste et égocentrique, issue du formalisme, dont les peintres tunisiens qui se soucient d’authenticité formelle font preuve. Le fait que ceux qui restent organiquement liés aux valeurs traditionnelles ne se sentent pas concernés par la production picturale contemporaine en générale, particulièrement par celle qui leur est intentionnellement destinée en principe, nous montre qu’en fait de continuité, il s’agit de rupture qualitative avec ces mêmes valeurs qui ne sont invoquées que pour servir de légitimation historique à cette production.

Quant à cette lisibilité immédiate, perçue au départ comme étant un élément de conciliation entre l’ancien et le moderne, l’enquête nous a montré qu’il s’agit d’un signe affirmatif de divorce.

Que reste-t-il alors des prétentions à la dimension sociale immédiate qu’affichait, au départ, cette « fresque » de la Place PASTEUR, à Tunis ?

En examinant toutes les données matérielles qui la fondent, nous n’en avons trouvée aucune qui puisse être reconnue comme étant à l’origine d’un rapport concret entre elle et la société tunisienne, autre que celle que constitue la minorité cultivée à l’occidentale et dont la vision de l’histoire se rapporte au formalisme le plus abstrait.

[1] Peintre tunisien né à Tunis en 1928. Participe depuis l’après guerre aux expositions collectives à Tunis, Paris, Italie, Suisse, États-unis et Egypte. Professeur de céramique artistique à l’Institut technologique d’Art d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis. Il a exécuté plusieurs fresques en Tunisie et dans les ambassades de Tunisie à l’étranger. L’un des premiers membres tunisiens de « l’Ecole de Tunis » dont il est actuellement le président. Depuis 1973, il est propriétaire de la galerie privé la plus importante du pays.

[2] Tout au long de ce chapitre, nous utiliserons, le qualificatif occidental, uniquement dans un sens historique, et non dans celui d’une spécificité absolue, propre à la société occidentale. Car la vision du monde propre à la société de classes peut se retrouver ailleurs qu’en Occident.

[3] T. W. ADORNO: –Théorie esthétique-, chapitre I, page 9. Traduit de l’Allemand par Marc JIMENEZ. Editions Klincksieck. Paris 1974.

[4] Parlant de ses préférences en matières d’art, GORGI a déclaré à un hebdomadaire tunisien: « Le seul critère que je respecte est celui de la qualité de l’oeuvre et non les références intellectuelles de celui qui l’a produite », « El Amal Culturel » du 11 Juin 1973. Dar El Amal, Tunis.

[5] On parle souvent d’une inadéquation de la « mentalité » maghrébine avec la ville européenne. Ceci transparaît, dans le comportement aussi bien de l’ouvrier émigré que du villageois qui a occupé la ville européenne, abandonnée par la population étrangère après l’indépendance. (On cite le refus de l’habitat communautaire et de l’entretien des espaces collectifs). Mais on oublie que cette « pratique particulière » une sorte de « lecture sauvage » de l’espace occidental par une population de culture différente ne soulève pas uniquement des problèmes d’adaptation, à travers un rapport conflictuel. Souvent la dégradation qui résulte d’un « mauvais emploi » des éléments de cet espace, est mise sous le signe des chocs entre les cultures et surtout sur le compte de l’ignorance. Mais, pourquoi ces dégradations ne pourraient elles pas être perçues comme des signes qui démontrent l’étroitesse de la vision urbanistique occidentale ou bien son inhumanité devenu flagrante? C’est peut-être parce qu’on n’a pas posé des questions pareilles, et qu’on n’ose pas encore avoir une attitude réellement critique quant à la prétention à l’Universalité de l’urbanisme et de l’architecture occidentaux, que des architectes et des responsables maghrébins perpétuent encore une « consommation de l’espace » qui est à l’origine de ces cas de dégradation.

De toutes les façons, concernant l’effort d’adaptation que nécessite la ville moderne de l’individu contemporain, il y a lieu de distinguer entre deux attitudes radicalement différentes. L’européen s’adapte mieux, c’est à dire répond mieux et d’une manière passive aux exigences du système, alors que le maghrébin désigne par son comportement astucieux, à l’égard de ce même système, un état créatif qui manque à une vision où l’homme a été réduit au rang de moyen.

[6] Catalogue de l’Exposition des Peintres contemporains tunisiens, retour des EtatUnis, Maison de la Culture de Tunis, du 15 au 30 Mars 63 -Préface de Hatim El MEKKI, Commissaire Général de cette exposition, pendant sa tournée en Amérique.

[7] Les recettes en devises ont passée de deux millions de dinars en 1962 à 52 millions en 1971 et même à 64 Millions en I972. « Rapport annuel de la Banque centrale de Tunisie« , Introduction. L’Action du 19 Août 1973.

[8] Ahmed BEN SALAH, rapporté par Marc NERFIN dans « Entretiens avec Ahmed BEN SALAH, sur la dynamique socialiste dans la Tunisie des années I960« : Cahiers libres, 276-277, éditions F. Maspero, Paris, 1974.

[9] La liaison entre culture et tourisme et celle de l’affirmation de soi face à l’autre se confirme aussi à travers d’autres manifestations qui se tenaient à l’étranger. Voir en particulier la préface, rédigée par l’Ambassadeur de Tunisie à Rome, Taoufik Torjouman, à une exposition de peinture tunisienne organisée à Milan. « Mostra di Pittura Tunisina contemporanea », Gennaio 1964 11-26. Ex Palazzo reale, Salone délie cariatidi, Milano, Piazza Duoao.

[10] Ellen MICAUD: « Trois décades d’art tunisien », in African Arts, page 46. Revue trimestrielle, publiée par l’Université’ de Californie, Printemps 1968, Los Angeles.

[11] II y a lieu de préciser quelle sorte de préparation était celle de cette élite, qui n’était pas constituée uniquement de tunisiens autochtones, de culture arabo-musulmane, comme pourrait le laisser croire, la référence faite par Ellen MICAUD à la souche turque ou andalouse de certains parmi les artistes du groupe de l’Ecole de Tunis. Sur les douze exposants de l’année 1962 (six ans après l’Indépendance) sept étaient de nationalité française. Il s’agit de Jacques ARNAUD, Pierre BERJOLE, Pierre BOUCHERLE, Albert FAGE, Moses LEVY, Nello LEVY, Edgar NACCACHE

[12] La notion d’avant garde cache ici le sens élitiste et citadin qui va caractériser l’orientation de cette culture, qui n’était en fait, que la continuation directe de celle de la minorité européenne de l’époque coloniale. Cette méprise va être à l’origine d’une confusion qui jusqu’à présent empêche l’élaboration claire d’une vision de la culture nationale, autre que celle héritée de l’époque coloniale.

[13] Voici comment l’un des premiers artistes tunisiens acceptés par la minorité européenne, Ali Ben Salem, était présenté au public par un journal tunisien d’avant guerre: « Silhouette coloniale… et bien parisienne, pourrait-on écrire de M. Ali Ben Salem. Tunisien, fils d’instituteur des Ecoles françaises de Tunisie, M. Aly Ben Salem a reçu une éducation française. Doué d’un tempérament d’artiste, il fut pendant sept ans élève du Professeur Maurice Picart… Cet artiste vient de donner une exposition très remarquée, à la Galerie de l’Union Latine d’Editions. On lui doit notamment un recueil de « Contes Tunisiens », une étude très documentée sur les  » moeurs et coutumes, chez les populations citadines d’Afrique du Nord », une autre étude sur les tatouages chez les berbères du Sahara, enfin une étude sur la broderie tunisienne. Ces brèves indications donnent une idée de la diversité des aptitudes de M. Aly Ben Salem, de la curiosité de son esprit et de ses facultés de réalisation. (Article reproduit dans le catalogue de l’exposition des oeuvres de l’artiste organisée en Octobre 1972, à la Galerie de l’Information à Tunis.)

[14]«  II faudrait parler longuement des structures mentales et de leur réforme, et pas seulement par l’école, (…) Cela aussi a été fait à travers les institutions qui ont été créées à l’Université et en dehors de l’Université etc. » Ahmed BEN SALAH, propos recueillis par Marc NERFIN, ouvrage déjà cité.

[15] II faudrait signaler ici la position de certains artistes « ouverts sur l’expression abstraite internationale » (la formule est de BERQUE) et dont je faisais moi-même partie. Voir un article de Ferid BOUGHDIR: Décoloniser la peinture, l’Action du 15 Décembre 1966. Voir également nos deux articles parus le premier dans l’Action du 17 Avril 1974 et le deuxième dans celui du 26 du même mois ainsi que notre étude consacrée au thème Culture et développement : L’héritage colonial, parue dans l’hebdomadaire Dialogue.

[16] Déclaration de Abdelaziz GORGI, à un quotidien de Tunis: Le Temps deuxième semaine de Novembre 1975, dont quelques extraits ont été repris en vue d’étude critique, dans notre article paru dans l’hebdomadaire Dialogue. Semaine du 24/11 au 1/12 1975.

[17] Mohammed AZIZA: « L’image et l’Islam, contribution à une sociologie de l’art arabe contemporain ». Thèse de doctorat d’état es lettres, soutenue en 1974 à l’Université François Rabelais de Tours. Copie dactylographiée.

[18] Peintre tunisien appartenant au même groupe que Gorgi, et dont les oeuvres développent la même idéologie artistique que celle de ce dernier. Actuel président de l’Association des artistes Tunisiens. (UNAPG)

[19] Samira DAMI: Le public des galeries d’art à Tunis, mémoire de maîtrise, soutenu en Octobre 1977 à l’IPSI (Université de Tunis). Copie dactylographiée.

[20] L’enquête a été effectuée auprès d’un échantillon de cent personnes qui ont répondu à un questionnaire écrit, à partir duquel l’enquêté devait préciser son degré d’instruction, son âge, sa raison sociale, et son quartier de résidence.

[21] Cette attitude a été déjà enregistrée, dix ans auparavant, chez les intellectuels.

« En tant que groupe, les membres de l’Ecole de Tunis, ont offert au peuple tunisien, une imagerie panoramique de la culture populaire. Même l’intellectuel le plus évolué, celui qui ne veut plus que l’on confonde Folklore et culture, avouera: La première fois que j’ai vu un tableau de femme entrain de préparer du couscous, de vendeur de jasmin, ou de petits oiseaux, de mariage tunisien, cela m’a plu… . Maintenant que je les ai vu trop souvent j’en ai assez ». (Ellen Micaud, Article déjà cité)

[22] On a considéré trois types de quartiers. La population aisée, habite des zones caractérisées par l’habitat individuel, villa ou pavillon de luxe assez espacés les uns des autres. La population à revenu moyen occupe la ville moderne, héritée de l’époque coloniale, constituée d’immeubles dont la plupart sont assez anciens. Enfin, la population à revenu modeste, habite la Médina, dont la « gourbification (prolétarisation) s’accélère d’une année à l’autre, les faubourgs, les bidonvilles ainsi que les cités de recasement.

[23] Se référer à notre étude parue dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1973 intitulée: « Mythes et réalités de la pratique picturale en Tunisie « , Page 161 à 178, Edition du C. N. R. S. Paris 1974.

[24] L’appartenance de fait à la culture occidentale bourgeoise ne se limite pas uniquement à ceux qui ont fréquenté les écoles françaises mais elle inclut aussi ceux qui se disent de culture arabe contemporaine. Ces derniers, tout en parlant l’Arabe comme langue de culture, ne continuent pas moins à adopter une vision du monde, caractérisée par une pensée formaliste et métaphysique.

[25] Citation dont les références sont indiquées au début de ce chapitre.


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