Reconnaître les crimes d’État…
Demi-pas. Le travail de mémoire est parfois un choc, un enjeu hautement politique en tant que devoir d’Histoire qui permet de tisser des récits au présent, de construire de nouveaux consensus – non sans réveiller quelques clivages bien rances. Depuis le début de son quinquennat, Mac Macron s’attelle à un exercice à haut risque, avec des hauts et des bas, celui de prendre plus ou moins à bras-le-corps le dossier le plus complexe de notre récit national précontemporain: la guerre d’Algérie. Après avoir déclaré que la colonisation était un «crime contre l’humanité», il n’a pas hésité, par plusieurs gestes forts, à s’émanciper de ses prédécesseurs. Ainsi nous n’oublierons jamais l’émotion de ses paroles concernant Maurice Audin, reconnaissant – enfin – le martyre du mathématicien communiste comme un crime d’État. Et si nous ne négligeons pas ses propos concernant le massacre du 17 octobre 1961, par lesquels il déclare que «les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon» sont «inexcusables pour la République», allant beaucoup plus loin que ceux de Normal Ier, est-ce cependant suffisant? Un demi-pas mémoriel, en vérité. Car cette répression policière ne relevait en rien d’une «bavure», mais résultait d’une véritable «terreur d’État» instaurée par le système de répression postérieure à la Seconde Guerre mondiale que le préfet Maurice Papon, aux mains pleines de sang des juifs, construisit à partir de son arrivée dans la capitale, en 1958. Des agissements perpétrés sous la responsabilité du gouvernement de Debré et du général de Gaulle. Bref, une page obscure qui connaîtra un prolongement au métro Charonne, dans la séquence finale vers l’indépendance de l’Algérie.
Vérité. De tous les crimes de la guerre d’Algérie, dont il est impossible d’établir une «échelle» dans l’infamie, le massacre du 17 octobre demeure à l’évidence l’un des plus signifiants, l’un des plus honteux, marquant pour toujours la trace du colonialisme et du racisme qui continue de hanter nos consciences. Il est une constance historique : la République s’abaisse dans la dissimulation et se grandit dans la vérité. D’où l’exigence des condamnations et, si nécessaire, d’une reconnaissance officielle. Non pour répéter le vague récit d’un passé douloureux, mais bien pour assumer un acte de mémoire au présent, indispensable pour l’à-venir, sachant que l’oubli ou toutes les formes de négationnisme structurent les logiques de revanche et participent à la production et à la reproduction des discriminations.
Héritage. Dès lors, doit-on s’étonner qu’une grande partie des responsables de droite, coalisés aux nationalistes de tout poil, évoquent à n’en plus finir les «repentances à répétition», que cela «multiplie les provocations anti-France» et qu’il y aurait une espèce de «criminalisation de notre histoire». On croit rêver. Tourner une page, comme le fit jadis l’Allemagne en reconnaissant sans équivoque ni subterfuge l’horreur du nazisme, est le ferment public du sentiment intime du repentir, celui qui ouvre l’espace à la réconciliation mémorielle. En France comme ailleurs, l’Histoire reste un héritage commun qui ne saurait s’affranchir de l’expérience ou de l’exigence de la pensée. En l’espèce, l’idée d’héritage implique non seulement réaffirmation mais aussi injonction, avec, à chaque instant, dans un contexte différent, un filtrage, un choix, une stratégie. Les héritiers ne sont pas seulement des individus qui reçoivent, mais ce sont des personnes qui choisissent et qui s’essaient à décider. L’héritage historique, avec ses pages sombres, ne se mesure pas par la passivité. La responsabilité politique commence par la mémoire ou la réception « active » et « critique » d’un legs qui se souviendra de nous-mêmes si nous procédons à sa négation. Reconnaître les crimes d’un pays comme la France n’est pas l’abaisser – mais la grandir.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 octobre 2021.]