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Lux Aeterna / Vortex – La lumière au bout du tunnel

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Les vents contraires se font de plus en plus insistants sur les salles obscures, et les coups de boutoir des services de SVOD, la pandémie de Covid-19 qui n’aura évidemment pas aidé la cause, couplés à une législation et des décisions politiques défaillantes, n’incitent guère à l’optimisme quant à leur avenir à moyen, et surtout long terme. Certes, pour les cinémas comme le dernier James Bond, mourir peut attendre, mais il serait naïf de croire à un retour tel quel à ce que l’on a pu connaître. Le confort de son chez soi, avec un équipement audiovisuel à l’avenant (pour un investissement plus si conséquent), pour accéder à des catalogues pléthoriques (en quantité) au même prix qu’une unique place de ciné : n’en jetez plus, qu’est-ce qui pourrait bien justifier un retour en salles régulier ?

A cette question, Gaspar Noé apporte indirectement une réponse en deux temps. Deux films, un pied dans le monde d’avant, l’autre dans celui d’après : Lux Aeterna, sorti en 2019, et Vortex, conçu, tourné, et enfin projeté en 2021. Entre les deux, le choc du Covid donc, mais aussi (et en l’occurrence, surtout), l’hémorragie cérébrale ayant failli terrasser le cinéaste fin 2019-début 2020. À ce titre, la rupture esthétique entre Lux Aeterna et Vortex frappe évidemment en premier, tant ce dernier se montre plus sobre, étrangement (faussement) calme, et davantage sur la réserve visuellement que dans les précédents films de Gaspar Noé. L’esthète de l’exubérance laisse place, ici, à un réalisateur d’apparence plus posé. Lux Aeterna et Vortex cristallisent ainsi un point de rupture dans l’approche filmique de l’auteur : durable ou non, c’est encore trop prématuré pour en juger, mais quoi qu’il en soit, la donne a désormais changé. Et ça se voit.

Si sa filmographie, d’Enter the Void à Climax, traduisait jusqu’alors une volonté de proposer des expériences sensorielles « sexe, drogues, et rock’n roll », et trahissait un sentiment d’urgence dans sa volonté de brûler la vie par les deux bouts, Vortex marque un coup d’arrêt dans la frénésie visuelle propre à son auteur, et nous oblige, désormais, non plus à fuir symboliquement la mort via des exutoires aussi jubilatoires que potentiellement destructeurs, mais à la regarder (à l’image de la teinte nacrée du film) dans le blanc des yeux. Voilà qui tombe bien : ce n’est non pas un, mais bien deux écrans que Gaspar Noé nous propose de scruter simultanément. Deux cadres carrés tels des diapositives, ou des photos prises avec un appareil photo argentique : une approche presque à l’ancienne, pour un chantre de l’innovation plastique. À travers ce procédé (prenant tout son sens sur grand écran, tant la profusion de détails serait difficilement perceptible sur une simple télé, aussi imposante soit-elle), Gaspar Noé va de facto isoler physiquement ses deux personnages principaux, Françoise Lebrun et Dario Argento, et mettre par là même en scène la distance s’installant progressivement entre les deux, ainsi que la communication de plus en plus entravée, voire impossible, entre deux êtres séparés par la maladie (d’Alzheimer d’un côté, et des problèmes cardiaques latents de l’autre). Même lorsqu’ils seront dans la même pièce, en interaction, la division des points de vue et les angles de caméra propres à chacun vont souligner les réalités parallèles dans lesquelles les deux protagonistes vont évoluer, se renfermer, et lentement chuter – à leur corps défendant ou non – chacun de son côté. Adieu la jeunesse de Climax, d’Enter the Void, ou de Love : place dans Vortex à la déchéance des corps, de la tête, et du cœur. Le film, à bien des égards, ressemble ainsi à une longue (2h20 environ…) marche funèbre implacable où le temps s’éprouve, où le destin se dessèche, comme les souvenirs et les projets. Au sens littéral, ce sont les derniers jours de deux êtres que l’on doit encaisser. Au figuré, ce sont ceux d’un certain cinéma qu’il nous faut accepter.

Une mise en abime, crépusculaire dans le cas de Vortex, à laquelle s’est également frotté Gaspar Noé sur Lux Aeterna, dans lequel il utilisait déjà, d’ailleurs, ce même procédé de division de l’écran. Comme si le réel, et ses multiples ramifications, étaient trop à l’étroit dans un seul et même plan. A l’instar de l’appartement de Vortex, les dédales du plateau de tournage se font de plus en plus étroits, à mesure qu’avance le film. L’étau du destin se resserre sur chaque personnage, et les cadres deviennent des instantanés exclusifs de trajectoires vers une même finalité, mais aux chemins propres à chacun(e). La réalisatrice Béatrice (Dalle), et la comédienne principale Charlotte (Gainsbourg), auront beau être conduites toutes deux au bûcher, les motivations concernant l’une et l’autre sont pourtant bien différentes. L’une va payer le prix de sa fougue, de son caractère indomptable, et d’une vision artistique aux antipodes des attentes de son producteur et de son chef opérateur, l’autre va être victime de son statut d’icône, et se retrouve objectifiée, sans mot dire (car non écoutée, malgré ses doléances ou ses exigences) : sans ménagement. Les femmes tombent, mais l’œuvre, elle reste. Qu’importe le traitement qu’elles subissent, le film qu’elles étaient censées incarner existera, quoi qu’il en coûte. Le cinéma, par-delà les difficultés, les injustices, et le chaos, survivra.

Mais plus que l’écho acide à son propre média, la chasse aux sorcières de Lux Aeterna cache surtout derrière elle une ode aux femmes, au respect qui leur est dû, ainsi qu’à la place centrale qu’on doit leur (re)donner dans le monde du cinéma. Dépossédées in fine de leur libre-arbitre et de leur vision, par des hommes aveuglés par leur égo et leur stature – au même titre que Françoise Lebrun dans Vortex se voit privée de sa capacité de choix (dans une allusion à peine voilée à la question sensible de l’euthanasie) et de son autonomie (à cause de la maladie d’Alzheimer qui la ronge, certes, mais aussi à cause de son égocentrique de mari) -, c’est aussi leur dignité devant et derrière la caméra qui est en jeu dans Lux Aeterna. Deux axes de représentation à nouveau soulignés par cette fameuse scission de l’écran, deux cadres sous formes de vignettes Instagram sans glamour, dans lesquelles chacune des comédiennes va évoluer, à la fois de manière parallèle et totalement intriquée. Deux ouvertures sur un plateau de tournage peu à peu gagné par une hystérie irrationnelle, où leurs statuts respectifs (réalisatrice du film, et actrice principale), pourtant intrinsèquement porteurs d’une certaine autorité, vont peu à peu être piétinés, balayés sans autre forme de procès… envoyées, donc, au bûcher des vanités. Deux chemins différents, faits de promesses envolées, pour une même finalité : Lux Aeterna et Vortex, ou les deux faces d’une même pièce emprunte d’inéluctabilité.

Tout n’est pourtant pas si noir dans l’univers multiple de Gaspar Noé. Par-delà ces perspectives mortifères ou au salut vicié, une lueur d’espoir persiste tout de même. Grâce au personnage du fils, interprété par Alex Lutz, dans Vortex. Grâce à la création, plus forte que tout, plus forte même que l’Enfer des tournages, dans Lux Aeterna. Dans un cas comme dans l’autre, Gaspar Noé ne ferme pas la porte au destin, et à ses petits riens qui peuvent faire, si saisis à temps, une grande différence à la toute fin. « Être là » (pour Françoise Lebrun dans Vortex). Écouter les désirs de l’autre (pour Béatrice Dalle, comme Charlotte Gainsbourg). Faire preuve d’empathie malgré ses démons (Alex Lutz). En somme, rester à l’écoute de la détresse, des mots, comme des signes.

Dans la continuité du reste de la filmographie du cinéaste, de par la radicalité de leurs propositions et leur sens toujours affûté de l’image et de la composition, mais d’une émotivité et d’une intimité nouvelles chez Gaspar Noé, Lux Aeterna et Vortex marquent à la fois l’aboutissement et un nouveau point de départ dans la carrière du cinéaste. Où l’ambition visuelle, toujours intacte, se met ici au service de récits plus fédérateurs. Noé a toujours autant à dire sur le monde et ses vices, mais cherche désormais à le partager au plus grand nombre. Et quoi de mieux que la salle pour en saisir toute la richesse (picturale) et en apprécier la finesse (thématique), par-delà les outrances photographiques (Lux Aeterna) ou la longueur parfois insupportable du temps qui passe (Vortex) ?

Films vus dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma 2021 – section TEMPS Ø


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