Episode 26
Premier aperçu de Congédiement
Sur le chemin de Congédiement, Lexomil eut tout le loisir de réfléchir aux aventures vécues à Mise au Placard et d’en tirer une leçon : plus jamais il ne permettrait à quelqu’un de l’obliger à faire ce dont il n’avait pas envie. Il était certes reconnaissant à Fa de son aide mais en réfléchissant bien, il fallait convenir qu’elle l’avait quand même précipité tête la première dans les embêtements et qu’elle avait failli mettre un terme au périple devant le mener à Damoiselle Citopram-Biogaran. Congédiement était la dernière étape avant Déprime-sur-Boulot et il ne devait en aucun cas se laisser distraire de son but par qui ou quoi que ce fût.
Congédiement était plus éloigné que notre Prince l’avait cru. Lorsque la nuit tomba, il lui restait encore un certain nombre de kilomètres à parcourir. Ne tenant nullement à faire de l’auto-stop, il se réfugia derrière un bosquet et, étendu dans l’herbe, ne tarda pas à s’endormir.
Ce fut là que le trouva Atarax. L’affaire de Mise au placard avait fait un certain bruit dans les environs et même si l’incognito du Prince avait été sauvegardé, l’enquêteur Royal l’avait bien reconnu à la description qu’on lui en avait faite. Discrètement interrogée, Fa, qui manifestait toujours devant l’immeuble, avait bien voulu apprendre à son interlocuteur que « le jeune inconscient des enjeux sociaux » avait pris la route de Congédiement. Et Atarax s’étant promu père de Lexomil afin d’expliquer pourquoi il recherchait, elle l’avait gratifié d’un discours dans lequel il ressortait que l’éducation politique du jeune homme avait été totalement négligée et qu’il ne faudrait pas s’étonner « s’il virait du mauvais côté » et que lui, Atarax, en serait pleinement responsable. Coupant court à la discussion, Atarax l’avait remerciée de ses « pieux conseils » (qui n’en étaient pas) et s’étaient mis en route. Les disgracieux ronflements qui troublaient le silence de la nuit ne pouvaient appartenir qu’au jeune Prince. Et, de fait, Atarax l’avait trouvé allongé derrière son buisson, en train de dormir comme un bienheureux.
Que fallait-il faire ? Le réveiller ou le laisser dormir ? Dans le doute, Atarax sortit son portable et appela sa Gracieuse Majesté. En entendant le « allo » excédé de la Reine , Atarax comprit qu’il tombait au mauvais moment. Xanaxa ne se priva pas de le lui dire : « D’abord, c’est une heure incongrue, et ensuite je viens de perdre quinze mailles à mon tricot. Vous avez intérêt à ce que votre appel soit justifié par une bonne, très bonne, excellente raison. » « J’ai retrouvé son Altesse Royale », dit Atarax, allant à l’essentiel. Il va bien et il dort dans l’herbe. » « Comment ça, dans l’herbe ! s’exclama sa Majesté. Il n’y a pas de lit là où il est ? » « Nous sommes entre Mise au Placard et Congédiement, expliqua Atarax. Sur la route. Rassurez-vous, il va très bien. » « Mon amour maternel me l’avait dit avant vous, dit Xanaxa, totalement de mauvaise foi, mais c’était normal de la part d’une Reine. Fort bien, mon ami. Continuez de le surveiller. » « Mais concrètement, que dois-je faire, à l’instant présent ? » demanda le pauvre Atarax. « Avez-vous sommeil ? » interrogea Xanaxa. « Oui, et pas qu’un peu ! » répondit l’Enquêteur en baillant à se décrocher la mâchoire. « Eh bien alors, trouvez-vous un buisson et dormez, idiot que vous êtes. Vous verrez bien demain comment ça se passera ! » et Sa Majesté raccrocha avec un haussement d’épaules.
En fait, Atarax ne vit rien du tout car lorsqu’il s’éveilla le lendemain matin, Lexomil avait déjà repris sa route et peut-être même qu’il était déja arrivé à Congédiement. Atarax s’extirpa de son buisson et après une fouille réglementaire du taillis Princier, dut admettre qu’il avait perdu la trace de son futur roi. Dépité, il se lança vaille que vaille à la poursuite du jeune homme, se réservant de voir ce qu’il ferait lorsqu’il l’aurait retrouvé.
Il aurait fallu que Lexomil, la veille au soir, marchât pendant encore deux kilomètres et il se serait trouvé dans les faubourgs de Congédiement, regorgeant d’hôtels et d’auberges, ce qui lui aurait évité une nuit en plein air, des piqûres d’insectes fort désagréables, un mal de dos carabiné et un corps suffisamment meurtri pour qu’il grimaçât à chaque mouvement un peu brusque. Le jour était levé et les habitants étaient déjà dans les rues, vaquant à leurs affaires. Du moins fut-ce l’impression qu’ils donnèrent au premier abord à Lexomil. Puis, en observant bien leur manège, il se rendit compte qu’en fait, la plupart des gens erraient dans les rues sans trop savoir où ils allaient et ce qu’ils faisaient. « Encore un endroit bizarre, pensa notre Prince. Depuis le temps, je devrais m’habituer à l’étrange, mais quand même, j’arrive encore à m’étonner. »
Pourtant, le spectacle était ici beaucoup moins ahurissant qu’à Stress ou Coup Bas ou même Mise au Placard. On ne voyait que des gens marcher, point final. Certes, ils avaient l’air totalement hagard mais cela ne changeait guère de la physionomie de la domesticité royale quand Xanaxa se mettait à accumuler les ordres contradictoires. A dix heures du matin, les parcs étaient déjà pleins à craquer d’hommes et de femmes qui semblaient traîner leur ennui de banc en banc. Il n’y avait quasiment aucun enfant –ils devaient tous être à l’école- et ce qu’il y avait de vraiment étrange, c’est que tous, hommes comme femmes, tenaient à la main le même journal, ouvert à la même page, celui des petites annonces et offres d’emploi. Ils le lisaient puis le refermaient, se levaient, changeaient de banc, et une fois réinstallés, ouvraient de nouveau le journal à la même page et recommençaient leur lecture. Ce manège dura tout le temps que Lexomil l’observa, à savoir deux bonnes heures et il n’y avait aucune raison qu’il s’arrêtât avant la nuit.
« Bon, se dit Lexomil. Apparemment, ici, on ne fait rien, on se promène et on lit le journal. Ca change des délires précédents. » Il voulut cependant en avoir le cœur net, aussi s’assit-il près d’une dame qui semblait plongée dans de profondes méditations, les yeux rivés sur sa page de journal. « Vous cherchez un emploi ? » s’enquit-il courtoisement. « Comme tout le monde ici, lui fut-il répondu avec un haussement d’épaules. Nous avons tous été congédiés après avoir été harcelés et mis au placard. Donc, effectivement, nous cherchons du boulot. » « Et… Heu, est-ce difficile d’en trouver ? » Sa compagne tourna vers lui un visage intrigué. « Vous, vous n’êtes pas d’ici, ça se voit. Vous posez trop de questions stupides. » « C’est vrai, reconnut Lexomil. Je viens de Coup Dur et c’est la première fois que je mets les pieds à Congédiement. Je ne connais pas les us et coutumes de l’endroit. » « Et pour cause, il n’y en pas. On cherche du travail et ceux qui en trouvent quittent la ville, voilà. » « C’est très simple, au fond, admit Lexomil, un peu surpris quand même. Et vous ne faites que ça : lire des offres d’emploi ? Je veux dire, toute la journée ? » « Quand on en trouve une qui convient, on répond, dit la jeune femme. Mais l’attente peut être longue. Il y a tellement de concurrence. » « Je vois », dit Lexomil qui, en fait, ne voyait rien du tout. Il désigna de la main les magasins. « Et les commerces, comment marchent-ils ? » « Ben, comme ailleurs. Les clients choisissent, ils payent et partent avec la marchandise. Vous avez vraiment des questions bêtes, mon cher. » « Je me suis mal expliqué, murmura Lexomil, confus. Soyons plus clair : les commerçants ont du travail, eux, puisqu’ils vendent leurs produits ? De même, le type, là, qui sert les consommateurs à la terrasse, lui, il est bien employé par un patron ? » « Oui, bien sûr. Où voulez-vous en venir ? Les commerces sont les seuls à Congédiement à offrir de quoi gagner son pain. Et encore, pas dans tous les cas. » « Donc, tous ces gens veulent être commerçants », avança Lexomil. « Sûrement pas, dit la jeune femme. Qui voudrait s’aviser de travailler dans une ville où tout le monde est au chômage ? » « Alors là, je ne vous suis plus », avoua Lexomil, perdu. « C’est normal. Vous n’avez pas la logique d’ici. Le but est de trouver un boulot hors de Congédiement, pour pouvoir en sortir. Ceux qui travaillent ici vont tôt ou tard se faire virer. D’où l’intérêt de chercher ailleurs. » Et voyant le visage de son interlocuteur s’éclairer, elle s’écria « je crois que vous commencez à comprendre ».
Pendant ce temps, Atarax, perdu dans la ville, cherchait vainement à retrouver le Prince et commençait à se manger les doigts à l’idée de devoir appeler sa Majesté pour lui avouer qu’il avait perdu la trace de son fils bien-aimé.
(A suivre)