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La collection Morozov. Généalogie du capitalisme esthète

Par Balndorn

La collection Morozov. Généalogie du capitalisme esthète

Ilia Machkov, Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski, 1910

 

Vous savez bien ce qu’on dit à propos des menus des restaurants : quand il y a trop de plats à la carte, c’est qu’il y a anguille sous roche. Alors, quand l’exposition « La collection Morozov. Icônes de l’art moderne » de la Fondation Louis Vuitton se vante de « réunir plus de 200 chefs-d’œuvre d’art moderne français et russe », on peut légitimement s’en méfier. À raison.

Et de véritables chefs-d’œuvre, il y en a malheureusement peu. Hormis les rares ensembles décoratifs de Bonnard (son triptyque sur La Méditerranée et sa fresque des Quatre saisons) et Denis (la décoration de L’Histoire de Psyché), commandés par les frères Mikhaïl et Ivan Morozov pour leur demeure moscovite, et quelques belles pièces de Gauguin (Eu haere ia oe) et Matisse (Fruits et bronze), la Fondation Louis Vuitton n’apportera presque rien de neuf aux amateurs des impressionnistes, des fauves ou des avant-gardes françaises de la fin du XIXesiècle. Il n’est qu’à voir la salle consacrée aux paysages, celle qui contient le plus de toiles des impressionnistes français. Exceptées deux grandes vues qu’a tirées Monet d’un jardin à Montgeron, toutes les autres, de petit format, ont un air de déjà-vu. Et pour cause : on les a tous déjà côtoyées dans un musée de province ou, mieux encore, à l’étage que leur consacre le musée d’Orsay. La muséographie se contente ici d’aligner les paysages et les marines, alors que tout, ou presque, a été dit sur les impressionnistes.

Bien qu’elles soient moins mises en valeur que leurs homologues françaises, on pourra cependant apprécier les peintures russes, nettement moins connues en France, en particulier l’étonnant Autoportrait et portrait de Piotr Kontchalovski par son comparse Ilia Machkov, où tous deux figurent à moitiés nus, mi-violonistes mi-bodybuilders.

La collection Morozov. Généalogie du capitalisme esthète

Claude Monet, L’étang à Montgeron, Montgeron, 1876

Le geste scénographique se situe ailleurs. Il consiste avant à mettre en scène la puissance d’un capitalisme artiste en faisant venir des œuvres des plus grands musées russes – l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le musée des Beaux-Arts Pouchkine et la Galerie Tretiakov à Moscou – au cœur du bois de Boulogne. Quoi qu’en dise la publicité, nous nous trouvons ici à l’inverse de la « course aux chefs-d’œuvre » que pratiquait le musée du Louvre avec ses expositions sur Delacroixet Léonard de Vinci. Il ne s’agit pas ici de rameuter le tout-venant autour d’œuvres mondialement connues, pour la première fois exposées ensemble à Paris, mais plutôt de mettre l’accent, par la scénographie, sur le caractère visionnaire de la collection des frères Morozov, malgré son éclectisme.

Le meilleur exemple en est le seul Van Gogh de la collection. L’esth-éthique du white cube est portée à son pinacle avec son émouvant Ronde des prisonniers, une petite toile de 80 x 64 cm perdue dans une pièce beaucoup plus vaste qu’elle, devant laquelle il faut patienter cinq à dix minutes pour y saluer le peintre hollandais. Certes, on appréciera la manière dont l’éclairage en fait ressortir les teintes bleutées ; mais on notera surtout que la Fondation Louis Vuitton puisse se permettre de réserver une salle entière à ce seul tableau.

La collection Morozov. Généalogie du capitalisme esthète

Vincent van Gogh, La Ronde des prisonniers, Saint-Rémy, 1890

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Comme avec l’exposition Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine, dont celle sur les frères Morozov reprend le titre, Bernard Arnault, propriétaire de LVMH et donc de ladite Fondation, s’inscrit dans les pas des collectionneurs privés russes du début du siècle dernier, faisant d’eux les « mécènes pionniers de l’art moderne », comme les caractérise le dossier de presse, dans un temps béni d’avant la Révolution d’Octobre et la nationalisation de la collection par les musées soviétiques.

Elle apparaît ainsi comme le contrepoint de l’exposition Rouge. Art et utopie au pays des Soviets au Grand Palais en 2019. Les deux produisent le même récit du capitalisme esthète pour justifier la « philanthropie » désintéressée des industriels, à mille lieux des préoccupations bassement idéologiques d’un régime communiste et, in fine, de toute puissance publique.

La collection Morozov. Généalogie du capitalisme esthète

Maurice Denis, L’Histoire de Psyché, Panneau troisième : Psyché découvre que son mystérieux amant est l’Amour, Paris, 1908-1909

La collection Morozov. Icônes de l’art moderne, jusqu’au 22 février 2022 à la Fondation Louis Vuitton

 

Maxime

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