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Passions turques : un truc de femmes

Publié le 03 août 2008 par Gonzo

A la suite de productions sud-américaines – notamment mexicaines avec le très célèbre Cassandra – qui avaient déjà rencontré un énorme succès il y a presque vingt ans, la chaîne satellitaire panarabe MBC (à capitaux saoudiens) a eu l’idée de programmer différents feuilletons turcs, doublés en arabe bien entendu. Passée relativement inaperçue lors des premiers essais, la diffusion cette saison des Années perdues (سنوات الضياع : image ci-dessus) et de Nour (نور : image plus bas) est à présent un authentique phénomène de société.
Cela explique pourquoi cet été, période durant laquelle nombre de familles du Golfe vont chercher ailleurs un peu de fraîcheur et de distraction, la Turquie est brusquement devenue une des destinations favorites des estivants arabes. Pour ceux qui ne voyagent pas, certains commerçants ont imaginé de proposer aux jeunes femmes des jupes et des robes au nom des interprètes féminines de ces deux séries. Dans les salons de coiffure, la dernière mode, ce sont les coupes "à la Lamis"» ou "à la Nour"» (du nom des héroïnes des deux séries), tandis que la jeunesse des deux sexes s’arrache les T-shirts à l’effigie de leurs vedettes (des deux sexes) préférées.
Rien ne semble pouvoir arrêter ce raz-de-marée. Même à La Mecque, les autorités locales ne peuvent que constater, totalement impuissantes, que, depuis quelques semaines, on donne aux nouveau-nés deux fois plus souvent qu'avant les prénoms des personnages de ces séries télévisées (article dans Al-quds al-arabi.
Arrivé en Jordanie et très chaudement accueilli par Mme le ministre de la Culture (ce qui a fait jaser, les jalouses probablement !), "Mouhannad", l'acteur vedette de Nour, participera avec ses partenaires à l’écran à une ambitieuse campagne de promotion du tourisme local… et de prévention des accidents de la route. Il avait déjà fait la Une de la presse arabe lors de son passage à Beyrouth il y a quelque temps. Pour la modique somme de 120.000 dollars, cet acteur turc, totalement inconnu du public arabe il y a quelques mois encore, est devenu le partenaire de Roula Saad (رولا سعد), une des nombreuses starlettes de la chanson libanaise, pour son dernier clip. (On n’est pas sûr que la somme versée couvre l’ensemble des avantages dont a bénéficié la vedette télévisée et, pour ce qui est du tournage proprement dit, on avance le chiffre de 170.000 dollars.)
Le succès est tel qu’on commence à se poser des questions dans les milieux spécialisés : si la mode des séries turques se prolonge, quelle sera l'audience, et donc les rentrées publicitaires, des feuilletons locaux alors que Ramadan, le pic de consommation télévisée, approche ? L’arrivée inattendue du compétiteur turc n’est-elle pas en train de régler une fois pour toute l’éternelle rivalité entre maisons de production syriennes, égyptiennes ou encore "golfiennes" (voir ce précédent billet) ? En attendant, une chaîne payante, Show Time Arabia a passé un accord avec MBC4 pour lancer un canal qui diffusera les précieux épisodes, cryptés, un jour avant leur programmation en clair sur MBC4.

Pour analyser la passion soudaine du public arabe pour les icônes turques, il faut resituer les relations entre les deux peuples. Pour commencer, les souvenirs de la "colonisation" turque sont encore très proches. Et pour ne rien arranger, la victoire de la "Grande Révolte arabe" (celle qu’on associe toujours en Europe à Lawrence d’Arabie) contre une présence ottomane qui n’hésita pas, durant les dernières années en particulier, à exécuter sans pitié les nationalistes locaux s’accompagna du "traumatisme" que constitua, au moins pour les esprits religieux, l’abolition du califat par les députés de la jeune république turque de Mustafa Kemal (Atatürk) en 1924.
Tout musulmans qu’ils soient, les Turcs sont probablement plus proches de l’Europe que du monde arabe sur le plan du mode de vie et des modèles de consommation en particulier. Bien loin d’être un obstacle, c’est précisément pour cette raison que les séries télévisées turques, avec leurs musulmans "modernes" et malgré tout "orientaux", exercent une telle fascination dans les pays arabes. Et les passions que suscitent les histoires et les images de cet "Orient si proche" qu’est la Turquie en disent beaucoup, notamment sur les femmes arabes d'aujourd'hui et la manière dont elles souhaitent vivre leurs relations avec les hommes.
Sans surprise, on constate que nombre de voix conservatrices s’inquiètent de l’engouement des téléspectateurs pour ces histoires d’autant moins "légitimes" qu’elles sont ordinaires. On ne compte plus les interventions de religieux (parmi lesquels le "mufti général d’Arabie saoudite") tonnant en chaire et plus encore dans les médias contre cette passion mauvaise pour ces séries "dépravées et avilissantes" (محط/ منحل). Certains ne sont pas loin de voir la main du diable dans cette "conspiration" contre le bon goût (الذوق العام).
De quel bon goût parle-t-on ? ont beau jeu de s’interroger certains commentateurs. Si ces feuilletons plaisent tellement aux téléspectateurs arabes, au point que certains hommes de religion ont cru nécessaire d’émettre une fatwa pour interdire, en Arabie saoudite mais en Syrie également, de faire la prière revêtu d’un T-shirt orné du portrait de telle ou telle des vedettes qui y figurent ( !), n’est-ce pas signe que ces téléspectateurs constituent, sans l’ombre d’un doute, la majorité du public, n’en déplaise aux esprits chagrins !
Les deux feuilletons vedette de l’été 2008 dans le monde arabe ont en commun d’appartenir à une même "famille" de séries télévisées, dans le style de Dallas par exemple, lequel, par ses histoires de famille, de pouvoir, d’argent et de sexe, avait d’ailleurs passionné en son temps les spectateurs arabes. (On dit même que les USA avaient fait cadeau aux dirigeants algériens des droits de diffusion de la série, à une époque où les télévisions satellitaires n’existaient pas encore, pour les remercier de leur action diplomatique au temps de la crise iranienne !)
Nour raconte ainsi l’histoire du beau Mouhannad qui, suivant les conseils de sa famille, finit par faire un mariage de raison après la mort de son grand amour. Bien qu’il y ait naturellement les inévitables péripéties du genre (dont le retour surprise de Nihal, ledit grand amour, accompagnée d’un enfant illégitime qui plus est !), le véritable thème du feuilleton, ce qui en fait son succès auprès du public, notamment féminin, c’est en réalité le combat de Nour pour gagner le cœur de Mouhannad qui, en mari moderne et modèle, écoute l’argumentation de son épouse, se montre attentif à ses sentiments, échange avec elle tendresse et confiance…
Dans les innombrables articles, débats, salons de discussion sur internet autour du phénomène des feuilletons turcs revient sans cesse le même mot : rûmânsiyya… Les femmes arabes sont totalement séduites par la rûmânsiyya de Mouhannad, non pas exactement "romantisme" comme pourrait le faire croire ce mot, calqué de l’anglais ou du français, mais davantage "romanesque" en ce sens que le jeune homme sait être attentif à son épouse en partageant avec elle une véritable relation de couple.
A côté des habitudes viriles, et même carrément "bédouines" des mâles locaux traditionnels, l’image du beau Mouhannad (par ailleurs musulman, c’est encore mieux!) est tout simplement un rêve pour une bonne moitié de la population arabe. Un rêve d’autant plus désirable que la réalité est plus cruelle, et les traditions, lentes à faire évoluer.
Dès lors, on ne peut s’étonner de lire dans la presse saoudienne mais également yéménite et probablement ailleurs encore que les séries télévisées turques sont déjà la source de nombreux drames, lorsque la jalousie du mari attise les frustrations de son épouse et que tout cela s’achève par un divorce ! Autant de séparations qui viendront augmenter encore le taux de divorce dans des sociétés arabes en pleine mutation (60 % des unions en Arabie saoudite selon deux études récentes). Un phénomène évidemment très alarmant, dont les femmes, socialement plus vulnérables, sont les premières à souffrir.
Tous ces drames individuels témoignent des tensions vécues par des sociétés arabes qui ne sont pas ces mondes immobiles prisonniers du carcan religieux que nous décrivent si souvent nos médias occidentaux. Au contraire, les changements sont en cours, dans un terme qui n’est pas nécessairement si éloigné car aucune censure ne pourra s’opposer à la circulation de ces images venues d’un monde parfois très proche où les femmes et plus généralement les jeunes, dont le niveau d’instruction ne cesse d’augmenter, cherchent leurs modèles idéalisés.
Des modèles qui sont assurément en partie inspirés de la globalisation mais également retravaillés selon d’autres références, plus "locales", et c’est ce qui fait le succès de ces feuilletons turcs.
Pour me faire pardonner ce long billet, le dernier clip, si cher payé, de Roula Saad. Sous des tonnes de stéréotypes d'une séduction de pacotille, et bien loin de la rûmânsiyya de Mouhannad dans Nour, vous verrez pourquoi l'acteur turc est ainsi allongé sous la chanteuse, pendue comme une araignée !

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LES COMMENTAIRES (1)

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posté le 14 novembre à 22:17
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slt je vous adoore bisous

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