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Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

Publié le 24 novembre 2021 par Raphael57
Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

Dans la série des grands penseurs hétérodoxes, après mes billets sur Cornelius Castoriadis et Robert Owen, nous allons nous intéresser à Nicholas Georgescu-Roegen, qui a cherché à penser les questions économiques en lien avec les problématiques écologiques. Là encore, il n'est pas question de décrire de manière exhaustive ses travaux, mais juste d'en faire ressortir les points saillants dans l'espoir de susciter l'intérêt du lecteur pour cette œuvre foisonnante.

Quelques éléments de biographie

Nicolae Georgescu naquit à Constanța en Roumanie, le 4 février 1906. Élève brillant, il fit des études de Mathématiques à Bucarest et obtient une bourse pour réaliser une thèse en statistiques soutenue en 1930. Lui fut alors offerte la possibilité de poursuivre sa carrière auprès de Karl Pearson, mathématicien et philosophe des sciences, au University College de Londres (1930-1932). Puis il se rendit à Harvard à la faveur du soutien de la fondation Rockefeller, où sa rencontre avec Joseph Schumpeter fut  un tournant dans sa carrière, dans la mesure où il commença à s'intéresser aux questions économiques et publia plusieurs articles reconnus sur les notions d'utilité et de production.

De manière surprenante, alors qu'il se vit proposer un poste stable à l'université Harvard, il préféra décliner pour rentrer en Roumanie, où il travaillera pour l'administration publique tout en s'engageant dans la vie politique à travers le Parti national paysan. Mais la Deuxième Guerre mondiale et l'instauration du socialisme à l'Est de l'Europe le conduisirent à émigrer clandestinement, en 1948, aux États-Unis. Là, il trouva un poste de professeur d'économie à l'université Vanderbilt de Nashville, qu'il conserva jusqu'à sa retraite en 1976. Curieusement, les travaux les plus connus de Nicholas Georgescu-Roegen, qui se rapportent aux enjeux environnementaux et à la bioéconomie, datent d'après 1976... Comme nous le verrons, ses hypothèses de travail le classent d'emblée dans les économistes hétérodoxes et l'isolent de la communauté académique dominante.

Économie et thermodynamique

Selon Nicholas Georgescu-Roegen, l'économie s'est construite en référence à la mécanique newtonienne, dans la mesure où les hypothèses de rationalité et de comportement des agents économiques inscrivent l'économie dans un cadre relativement déterministe ("la mécanique de l'utilité et de l'intérêt individuel"). Or, du fait que les ressources naturelles entrent dans les fonctions de production, l'économie se doit de prendre aussi en compte la thermodynamique et la biologie évolutionniste, non pas pour en imiter les concepts, mais pour tenir compte de leurs résultats.

Pour mémoire, voici les trois principes de la thermodynamique que nous avons tous plus ou moins étudiés (rassurez-vous, il n'est pas nécessaire de s'en souvenir pour comprendre la suite de ce billet...) :

 1) principe de conservation de l'énergie ==> au cours d'une transformation quelconque d'un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d'énergie échangée avec le milieu extérieur, par transfert thermique (chaleur) et transfert mécanique (travail) ;

 2) principe d'évolution ==> toute transformation d'un système thermodynamique s'effectue avec augmentation de l'entropie globale incluant l'entropie du système et du milieu extérieur ;

 3) principe de Nernst ==> la valeur de l'entropie de tout corps pur dans l'état de cristal parfait est nulle à la température de 0 kelvin.

Le 1er principe de la thermodynamique énonce que, dans un système isolé la quantité d'énergie reste la même, alors que le 2e principe nous dit en substance que si la quantité d'énergie reste la même sa qualité se dégrade irréversiblement.

Pour comprendre l'apport de Georgescu-Roegen, il faut surtout retenir qu'il s'intéresse à l'entropie, qui caractérise le degré de désorganisation et d'indisponibilité. Ainsi, une quantité d'énergie sera dite à entropie basse si elle est disponible pour les usages que l'économie souhaite en faire. C'est le cas de l'énergie solaire, toujours disponible en quantité suffisante pour peu que l'on sache l'exploiter. Ce faisant, une entropie basse est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour obtenir une valeur économique. En revanche, l'énergie issue de certains combustibles fossiles relativement rares est à entropie haute en ce qu'elle n'est guère disponible pour tous les usages économiques.

Dès lors, comme l'économie se réfère à des agents (ménages, entreprises, État) qui vivent sur terre (même Jeff Bezos et Richard Branson), il y a forcément des interactions entre le système terre et le système économique : épuisement des ressources naturelles, déchets, pollution, etc.

Les processus économiques

Georgescu-Roegen considère que pour rendre compte d'un processus économique, il faut un double lexique : tout d'abord un ensemble de mots, qualifiés de lexique arithmomorphique, qui renvoient à des concepts clairement définis et mesurables et des mots (comme le PIB ou  l'investissement) et ensuite un ensemble de mots, qualifiés de lexique dialectique, qui dépendent du contexte d'utilisation et sont donc par nature pluridimensionnels (par exemple le bonheur en économie ou l'utilité). 

Le lexique arithmomorphique a donné ses lettres de noblesse à l'économie en tant que science, oubliant un peu trop vite la dimension intrinsèquement sociale de celle-ci dont on ne peut rendre compte autrement qu'avec un lexique dialectique. Qu'il suffise de penser aux innombrables définitions du mot capital, de Marx à Bourdieu... Georgescu-Roegen avait bien saisi que la compréhension profonde des processus économiques nécessite des approches multidimensionnelles, ce qui ne manque pas de raisonner avec les débats actuels sur l'unicité méthodologique de la science économique. 

Sans entrer dans les détails, Georgescu-Roegen s'intéressera aussi à la fonction de production - comme celle modélisée par Cobb et Douglas - à laquelle il reprochera de ne pas réussir à rendre compte des multiples réalités de l'activité économique, puisqu'elle agrège des processus sans tenir compte de leur complexité. Il proposera ainsi de distinguer deux types de facteurs de production : les facteurs-flux (ex : l'eau dans un moulin), très flexibles, et les facteurs-fonds (ex : les roues), caractérisés par une certaine rigidité dans les usages possibles.

La bioéconomie, tout un programme

En tout état de cause, la bioéconomie développée par Georgescu-Roegen ne consiste pas simplement à réintégrer le facteur terre dans la fonction de production comme ce fut très longtemps le cas avant une éclipse temporaire au XXe siècle, mais bien de repenser les processus économiques en tenant compte des ressources naturelles qui acquièrent de facto un statut spécial. Autrement dit, les facteurs de production ne sont plus substituables aussi facilement que dans l'approche néoclassique et il faut désormais tenir compte de l'épuisement des ressources, de leur spécificité et des déchets produits... une véritable révolution ! En revanche, lorsque Georgescu-Roegen invente un nouveau principe physique (non démontré), à savoir une forme d'entropie de la matière qui conduirait à une manque de matière disponible pour les processus économiques à venir, il voit une partie importante des économistes lui tourner le dos.

Le programme bioéconomique de Georgescu-Roegen devint ainsi un véritable projet de société, avec des dimensions politiques et éthiques (dont la sobriété dans la consommation). C'est du reste ce programme bioéconomique qui est resté dans les mémoires, au point que certains auteurs ont voulu un peu vite s'approprier Georgescu-Roegen pour en faire un partisan de la décroissance. Or, ses rapports avec l'économie écologique ont toujours été complexes et ambigus, critiquant d'une part le développement soutenable et d'autre part les supposées vertus d'une économie stationnaire. Au surplus, il ne rejette pas la notion de développement, mais la distingue de la croissance.

Pour en savoir plus sur Nicholas Georgescu-Roegen

Rares sont les livres de Nicholas Georgescu-Roegen traduits en français. C'est pourquoi, l'on n'hésitera pas à lire La décroissance, publié en 1979 et republié en 1995 aux éditions Le sang de la terre :

Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

Pour mieux comprendre la matrice théorique de Georgescu-Roegen, que je n'ai fait qu'effleurer dans ce billet, vous pouvez lire l'excellent livre d'Antoine Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique, paru en 2013 aux éditions ENS (vous pouvez également écouter une introduction sur France Culture) et dont je me suis inspiré :

Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie

P.S. L'image de ce billet provient de cette émission de France Culture.


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