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On se sait jamais ce que l'on perd !

Publié le 03 août 2008 par Perce-Neige
Plus tard, Charles-Antoine Parmentier se souviendrait qu’il somnolait comme un bienheureux, affalé dans le canapé, sans guère d’égard, au fond, pour l’abbé Pierre qui pérorait sur la Une. Sauf qu’à portée de main, mais sans doute fallait-il admettre l’existence d’un autre espace-temps, une nuée de sauterelles, et d’insectes de toutes dimensions se déchaînait brusquement, embusquée depuis des lustres dans le combiné téléphonique du salon. Voilà qui l’avait ramené à la surface du monde. Dieu que cette sonnerie pouvait se révéler épouvantable. Peut-être, même, s’était-il assoupi plus profondément qu’il ne le pensait… Ce qui permettait de relativiser quelque peu la réalité qui l’entourait. Oui, il fallait sérieusement envisager cette dernière hypothèse. Car, il n’était plus très sûr, soudain, d’avoir suivi l’intégralité du reportage ni, surtout, compris le message qui s’en dégageait. Or, il y avait bien un message, non ? Ce charabia avait, de toute évidence, un sens quelconque, mais lequel ? Il n’en n’avait aucune espèce d’idée. Il fallait croire, simplement, que quelque chose manquait à la démonstration ! Et que ce quelque chose avait sans doute le pouvoir de changer la donne en éclairant l’ensemble du paysage et non plus de fugitives et partielles perspectives… Il fallait croire, surtout, que, depuis quelque temps, il avait une légère difficulté avec les perspectives, les paysages, et le sens général du monde, même s’il s’efforçait, sans toujours y parvenir - oh non ! - à ne guère attacher d‘importance aux sempiternelles admonestations de Véronique Marchand.
L’abbé, pour sa part, ne semblait pas en proie aux mêmes doutes métaphysiques que celles auxquels il tentait vainement d’échapper. L’abbé répondait allègrement à toutes sortes de questions sur son itinéraire spirituel, et aussi sur les raisons qui avaient présidé à son engagement « au service des plus pauvres des pauvres » (la fille au micro avait répété l’expression plusieurs fois) et, plus largement, sur le regard qu’il portait « maintenant » (sous entendu : à son âge) sur « la conduite des affaires publiques »… Et aussi « sur les récents évènements d’Afghanistan »… insistait la fille au micro dont, par intermittence, on apercevait le profil, terriblement chevelu.
Sauf que l’abbé ne paraissait guère au fait des dernières péripéties de ce que d’aucuns, pourtant, quelques minutes plus tôt, dans une envolée savamment didactique, avaient osé qualifier de « résurgence contemporaine de ces grands affrontements du passé… toutes ces saloperies de guerres qui, durant des siècles, avaient joyeusement endeuillé la terre sainte ». Si bien que l’abbé, sans se démonter, s’embrouillait dans les dates et les lieux, confondait Bagdad et Islamabad, se mélangeait les pédales tous les trois mots, et rappelait à tout bout de champ – et sans que cela ait le moindre rapport avec le reste, mais qui s’en souciait ? - qu’il était « d’abord un homme de paix » mais qu’il ne fallait « tout de même pas se laisser marcher sur les pieds. » Lui même en son temps avait su « élever la voix au dessus du troupeau »… « Au dessus du troupeau ! Voulez vous dire que…. D’autant qu’il y a tous ces enfants, non ? » demandait soudain, en une interrogation énigmatique, la journaliste dont la caméra découvrait alors un peu plus que le profil, toujours aussi chevelu, un peu sexy aussi, il faut bien le dire, laissant l’abbé Pierre reprendre doucement sa respiration et s’éponger le front comme un coureur de marathon, visiblement assez perturbé par la question qui lui était posée et aussi par la silhouette juvénile de la journaliste qui approuvait en silence le moindre de ses propos.
Et c’est précisément la réponse à cette question dont Charles-Antoine Parmentier allait devoir être privé pour l’éternité. Comme il le serait, dans la foulée, des commentaires flatteurs, et subtils, et délicats, qu’en avait fait, dans la foulée, Bernard Kouchner dont le visage venait, au même instant, de se matérialiser au centre de la vignette incrustée en haut et à droite de l’écran. Car au bout du fil et dans un lointain difficilement localisable (fallait-il imaginer la banlieue d’une grande métropole du tiers monde, ou les bureaux sordides d’une agence de communication à trois francs six sous ?), quelqu’un l’interpellait. Quelqu’un de faussement joyeux, de faussement enthousiaste, de faussement partant pour de nouvelles aventures. Une voix terriblement masculine, passablement enfumée, alourdie de petits verres au bistro d’à côté, à jamais brisée de milles chagrins noyés dans les larmes, bouleversée de déceptions et d’amertumes… Une voix quasiment d’outre tombe qui n’aspirait plus, dorénavant, qu’à la retraite.
« Si je vous dis Un-deux-trois zéro, monsieur Parmentier ? Vous me répondez quoi ? UN-DEUX-TROIS-ZÉ-RO… Alors… Alors… Nom d’un chien vous allez vous réveiller, monsieur Parmentier ? Allez, je vous laisse DEUX… Non… TROIS… Non… QUATRE… Non… CINQ secondes pour réfléchir !!! Histoire de vous laisser sortir de la douche, et de poser votre brosse à dents… Et d’atterrir, petit malin ! Alors ? Ne me dites pas que vous n’avez aucune espèce d’idée de la réponse ! Bon, je me lâche… Je vous concède un indice, mais n’y revenez pas, mon ami, vraiment n’insistez pas. Donc, donc… Si je vous souffle à l’oreille qu’il est question d’une certaine bouteille noire… Ahhhh, voilàààà…. Ca y est, vous réalisez ? » Mais Charles-Antoine réalisait surtout que Violaine n’était toujours pas rentrée et qu’à l’étage, la chambre des garçons était désormais étrangement silencieuse.
« Huuummm… Une réponse de votre part, et vous gagnez le gros lot, monsieur Parmentier ! Et ceci n’est pas une plaisanterie…. Car quand je dis le gros lot, c’est le gros lot ! Des euros comme s’il en pleuvait… A vous les pépettes, petit veinard !!! Vous pouvez déjà programmer votre voyage aux Bahamas ! On vous voit tous déjà la-bas, les doigts de pieds en éventail… A moins que vous n’en profitiez pour bazarder votre 205 de merde, si je puis me permettre… Histoire de vous vautrer dans un coupé Lamborghini dernier cri… Un truc à tomber les filles, petit coquin ! Oh, oui, c’est cela, très exactement cela, non ? Alors, un-deux-trois-zéro…. Mister Parmentier, par pitié, faites quelque chose. Bon sang de bon sang, vous savez que vous ne me facilitez pas les choses. Vous êtes toujours là, monsieur Parmentier ? » Oui, Charles-Antoine était toujours là. Parfois, d’ailleurs, il se demandait pourquoi. L’homme ne se distingue en effet de l’animal que par son aptitude à prendre la tangente, à filer, à changer de monde, d’arbitraire et d’horizon. Une autre façon de présenter la situation était de dire que la seule réponse à apporter aux exigences de la direction du marketing, ainsi qu’aux critiques de François Poussin, eût été de les envoyer tous valdinguer. Après tout n’était-il pas allé au bout de ce qu’il était humainement possible de supporter ? « Bon, je vois que vous traînez les pieds…. Il faut qu’on vous emballe les lingots dans un paquet cadeau peut-être ? Oui, il a dit oui, l’animal ! Non, mais, je rêve… Je vous offre le bonheur sur un plateau et vous ne daignez même pas ouvrir la bouche pour me remercier ! Un petit effort, bon sang… Ouahhhh, le type… Le boulet…. Bon, je me calme. Un-deux-trois-zéro-cinq, ça va mieux ? Un-deux-trois-zéro-CINQ ! Mais, bordel, vous êtes sourd ? Voilà, ce type est sourd, j’en suis sûr maintenant… » Il y eut quelques grésillements sur la ligne, deux ou trois jurons étouffés. Puis un bip définitif. Au même moment les graviers de l’allée crissaient sous les pneus d’une voiture. Le reste est plus incertain. Vous me pardonnerez !

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