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La route de Vesoul

Publié le 23 juillet 2008 par Perce-Neige
Le fait est qu’elle pleurait sans arrêt… Antoine Parmentier avait beau ne pas croire un seul instant à ce que lui racontait Marie-Louise – une sombre histoire d’équilibre entre le yin et le yang, les principes fertilisateurs et les principes destructeurs, les forces du bien et les forces du mal – il fallait bien, une fois pour toutes, accepter de regarder la vérité en face. Et la vérité c’était que Claire semblait inconsolable. Inexplicablement inconsolable. Quand elle s’était avancée sur le marche-pieds du car, quelques jours plus tôt, Antoine Parmentier avait d’ailleurs tout de suite senti, à la façon qu’elle avait de le chercher des yeux, que quelque chose n’allait pas. Ils s’étaient alors embrassés un peu gauchement dans la bousculade frileuse du matin et les interpellations enrouées des uns et des autres. Car il fallait voir ! Ils s’étaient, tous, littéralement égosillés tout au long des huit cent kilomètres du trajet… C’est cela, dit-elle en précisant à voix basse n’avoir qu’à peine dormi. A peine ? C’était un euphémisme tant elle sentait confusément qu’elle ne pourrait plus jamais dormir comme avant, avec cet abandon paisible et confiant qui inonde le visage des enfants livrés à la chaleur de leur lit. Claire Parmentier s’était contentée de monosyllabes en guise de réponse aux questions auxquelles son père s’était hasardé à lui cherchant à la surface hésitante de son visage un indice qui lui permette de deviner ce qu’elle se refusait à lui dire. Puis elle avait retrouvé un sursaut d’énergie pour rejeter catégoriquement la proposition qui lui était faite d’aller se réchauffer quelques instants au bar dont on apercevait la devanture maussade et enfumée à quelques dizaines de mètres de là. A peine. « Plutôt envie de filer loin d’ici… » avait-elle lâché en baissant la tête, histoire d’esquiver la conversation, et de s’abstraire des banalités du monde, et d’affirmer qu’elle aspirait à la paix. Une bonne fois pour toutes. Antoine Parmentier s’était abstenu d’insister. Il s’était résolu à s’emparer de la valise qu’elle venait de déposer à ses pieds, d’un geste délibéré, et avait entrepris, sans plus ouvrir la bouche, de retrouver son chemin dans le labyrinthe désespérant du parking. Le retour à Vesoul mériterait de figurer dans les annales de l’incommunicabilité entre un père et sa fille. Ils ne s’étaient rigoureusement rien dit. Ou si peu. Durant tout le trajet, Claire s’était réfugiée dans la contemplation muette du paysage qui défilait au rythme des accélérations qu’autorisait, soudain, le tracé devenu rectiligne de la chaussée et à mesure qu’enflait, dans le soleil paresseux entrecoupé d’averses, la rumeur du moteur. Rien ne semblait devoir extraire la jeune fille de sa léthargie. Ni les parenthèses champêtres qui, en cet été 76, n’étaient encore qu’à peine parsemées de ces publicités géantes qui vantent, aujourd’hui, un monde d’écrans plats, de téléphones miniatures et d’Internet sans fil. Rien ne la surprendrait plus ? C’était cela le message qu’elle voulait donner ? Rien… Ni non plus le surgissement de ces zones commerciales constellées de ronds points, de labyrinthes autoroutiers, de marchands de meubles et de cafétérias sans âme qui sentent la friture, la viande avariée, l’haleine spectrale des caissières intérimaires, le tabac de contrefaçon. Rien. Claire somnolait. Quant à son père… Il avait bien cherché à forcer le silence…. Evoquant les deux semaines, trop courtes selon lui, passées en tête à tête avec Marie Louise, la moitié du temps, d’ailleurs, perché sur un escabeau, un rouleau de peinture à la main, accoutré comme le sont les touaregs qui sillonnent le désert. « Tu vois d’ici la scène ! Ta mère pliée de rire… » Non, Claire ne voulait rien voir. Si bien que cette évocation grotesque n’avait suffit ni à susciter un début d’intérêt, ni à dérider une seule seconde celle qu’Antoine Parmentier avait reçu pour mission express de ramener à la maison.

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