Il y avait un scialytique. J'étais confortablement installé dans un fauteuil d'astronaute, et des personnes en blanc s'affairaient autour de moi. La célébrité, enfin ! J'avais la mâchoire béante, la gencive incisée, la pompe à salive faisait des heures sups, la fraise vibrait et une odeur caractéristique d'os cramé envahissait la pièce, j'ignorais si j'étais dans un rêve, le coma, dans l'ailleurs ou l'ici, l'absurde, la conscience ou le réel.
P. était en retrait, il apportait la substance.
De lui j'ignorais tout. Je n'avais échangé que des phrases de politesse. Je me vis dans un resto du côté de Pigalle et plus tard marchant prés de Justine vers le métro. Grâce à lui, elle avait pris mon bras avec, me semble-t-il de l'enthousiasme et de la fierté. Au cour de notre repas, j'avais fait preuve d'écoute et d'empathie sobre et sans esbroufes. Peut-être ! C'est déplorable d'être aussi peu sûr. A quel moment un souvenir devient une fiction?
P. était son ami de longue date. En sa présence, j'avais perçu l'intégrité et l'envergure de cette femme d'un autre monde. Comme elle, il était le monolithe du film de Kubrick. Il apparaissait venu d'on ne sais où, quand, pourquoi et comment. Une seule note de musique modulée de bémol en dièse pénètre les cervelles. C'est le langage universel du monde des émotions que tout le monde comprend. Dans le film, son apparition permet la transition de l'animal plus-pour-longtemps à l'humain augmenté de connexions multiples et c'était des millions d'années de temps gagné pour l'humanité dans un monde perdu sans technologie, ni langage articulé. Le sapiens qui tenait à peine debout utilisa l'os qu'il rongeait comme une arme puis un projectile et dans l'ellipse la plus célèbre du cinéma, l'homme devenu moderne partit à la conquête de l'univers.
Sur le chemin où nous nous étions rencontrés ma conscience s'était réveillée lentement grâce à la petite musique de nos rencontres. La veille, je marchais comme un bourrin, le lendemain je m'écoutais, me ménageais, un jour de mieux et je me détestais un peu moins, je comprenais la séquence des évènements qui m'avait conduit ici et maintenant. Encore et encore, puisque le monolithe avait la gentillesse de se déplacer, j'en savais toujours un peu plus sur la lueur au fond, là bas.
P. était - il neutre ou travaillait - il pour son compte? L'amitié d'un poil aux pattes pouvait - elle ignorer le genre en présence d'une femme aussi sobrement séduisante et redoutablement femelle ? Nous n'étions pas logés à la même enseigne, j'avais eu des privilèges qui rendait difficile mon changement de statut. L'amitié dont il se satisfaisait, sa sagesse, ou sa patience, était hors de ma portée. Pour autant ce sentiment tiède que me proposait Justine désormais n'était-il pas un largage en douceur sur l'air de "reste encore un peu" jusqu'à son départ?
Les écorchés vifs aboient, parfois ils mordent. Ils ne voient que leur souffrance. "Tenue correcte exigée!" est-il tacitement indiqué à l'entrée et conseillée à la sortie du sanctuaire de cette relation mais l'intelligence des grincheux s'active au panneau trop tard!
P. apporta la substance. Le chirurgien injecta le complément osseux dans ma mâchoire en passant par le sinus et P. glissait dans mon subconscient la vertu qui me faisait défaut en passant par ma conscience.
Sylvie, l'assistante du docteur Biton, implantologue rue Daguerre, alluma la radio sur une fréquence aléatoire de la bande FM où s'exprimait Gilles Vignaud
" J'ai pour toi un lac quelque part au monde
Un beau lac tout bleu
Comme un œil ouvert sur la nuit profonde
Un cristal frileux
Qui tremble à ton nom comme tremble feuille
À brise d'automne et chanson d'hiver
S'y mire le temps, s'y meurent et s'y cueillent
Mes jours à l'endroit, mes nuits à l'envers
Quelque part au monde
Ne le laisse pas se perdre à la ronde. "
"Reste encore un peu", oh mon coma si confortable !
Rencontrer ou croiser ? Ai-je bifurqué après t'avoir rencontré ?
- Je n'aime pas les vagabonds, je sais où je vais et où je vais tu n'iras pas.
- Nous allons tous au même endroit mais j'arriverai avant toi !
Tu parles d'un privilège !
Chaque année alourdissait d'une pierre mon sac à dos et allégeait le sien d'autant.
De plus, elle avait des Sherpas.
J'ai bu une gorgée d'eau, remis mon chapeau prune à large bord et poursuivi mon chemin persuadé que mon énergie était assurée par les panneaux solaires dans mon dos. Ça grimpait !
... et du coup je me suis éveillé. Sans R !
Je vous propose de continuer à suivre les aventures extraordinaires de cet homme traqué par l'inachevé, hanté par le temps, le ci-devant Thomas Benjamin-Button Dunid. Tom B. Dunid ! Tombé du nid, c'est bon, tout le monde est là ?
Je rêvai "d'une" toi, avec de grands pouvoirs, donnant des ordres, bienveillante à mon endroit bien que je t'ai déçue et sans doute blessée! Je me suis éveillé et tu as disparu.
Si c'était aussi simple.
La déco n'avait pas changé mais la chambre manquait d'intimité Une aiguille dans le bras et un étranger en blouse blanche à mon chevet, tu me concéderas que c'était gênant.
Je vous épargne les classiques de circonstance : Où suis-je ? Qui êtes-vous ? pour aller à l'essentiel du pauvre dans la crainte de "devoir des sous" pressé de payer :
- Combien vous dois-je ?
- Rien ! Tout est réglé. Vous avez eu une infection. Un jour de plus et vous y passiez. Nous avons reçu l'ordre d'intervenir, l'adresse, le passe pour l'appartement et un virement...
- Ne me dites rien : en provenance de Pétaouchnock-sur-le-Don le virement ?
Dans le logiciel "bienfaitrice russe" cela t'éliminait d'entrée. Il y avait "quelqu'un" d'autre. On progresse ! Mais le toubib n'en savait pas plus.
- "On" m'a dit de vous remettre ceci.
Sur la table de chevet, il y avait un dossier contenant une carte grise et les clés de Bonnie.
La carte grise ETAIT A MON NOM !
Un post-it, sur lequel figurait un Haïku manuscrit, l'accompagnait:
" La morale sert
A rembourser les coûts
De l'opportunité"
L'écriture était celle du premier message "Prenez soin de ..."
Le Mont Blanc était offert.
Bon, je n'allais pas retomber dans les pommes!
C'était clair, deux entités veillaient sur Moi ! Alliées ou opposées ? Le "Pourquoi moi ?", devenait le pourquoi ? Il me fallait gagner des parts de marché sur le " je ne sais pas "
Faire le tri entre le réel et le mystère car si les moyens qui me manquaient étaient obtenu, d'où et de qui venaient-ils? Mon identité était connue de mes bienfaiteurs, cela était désormais établi, mais qui pouvait connaître mes plus essentiels besoins et mes plus intimes désirs? Bonnie et moi c'était de l'histoire ancienne!
D'abord, où et qui est Bonnie ?
Où ? Elle était là, dans le box au deuxième sous-sol dont j'avais la clé mais que je n'avais pas eu la curiosité de visiter.
Qui ? Malgré le surnom ce n'était pas une femme ! Une simple clé ne pourrait en permettre l'accès et, la clé une fois introduite dans le contacteur, il fallait être initié pour qu'elle consente à démarrer.
Bonnie était une vieille moto anglaise fabriquée par Triumph et commercialisée sous le nom de Bonneville. Une reine déchue répudiée à l'arrivée des japonaises et de la technologie. A 16 ans mes moyens ne me permettaient pas de m'offrir un autre moyen de déplacement.
Cet engin était une bête à chagrin, bruyante, peu fiable, salissante. Quand elle daignait s'animer, des vibrations dévastatrices mettaient à mal sa visserie et grillait ses ampoules mais j'avais eu le coup de foudre pour son look sobre et intemporel qui se foutait bien des chromes et de la mode.
Au début des 70's le permis moto était le seul moyen légal accessible à un gamin de 16 ans qui avait la bougeotte. Des évènements familiaux sans autre intérêts que de me contraindre à bosser vite et intense m'avaient conduit à entrer dans la vie active. Un job d'été plus tard, études abandonnées et Bonnie acquise, j'étais coursier le jour et détective la nuit.
Le monde de la nuit, la "filoche" n'était pas aussi glamour que prévu. Pas d'enquête à la Bogart, juste des planques et des filatures pour loger des couples adultérins.
Avec le recul des ans, je rends hommage à l'humour de ce dispositif iconoclaste où des libertins étaient pistés par un puceau sur un engin aussi peu discret et pourtant insoupçonnable.
Planquer, suivre, loger, un pola pour la photo/pièce à conviction, Bonnie me donnait des atouts avec sa vivacité dans les embouteillages bordelais qu'elle me faisait perdre avec ses procédures de démarrage. Quand il suffisait d'appuyer sur un bouton pour démarrer une Honda, c'était tout un cirque pour faire rugir mon anglaise. Il fallait mettre d'accord le bon dosage d'essence et l'avance précise à l'allumage pour tenter le démarrage avec un énergique coup de Kick et recommencer car elle démarrait rarement du premier coup. Sans respecter ces préliminaires, je ne pouvais compter sur sa complicité. Nous avions dû nous séparer.
Je la retrouve 50 ans plus tard dans sa même livrée de fée maraboutée. Son aspect extérieur n'a pas vieilli mais la magie de l'allumage électronique et du démarreur électrique l'ont rajeunie. ABS, contrôle de traction, la technologie limite les dérapages au freinage et à l'accélération. Plus de domptage, son accessibilité est affaire de moyens plus que d'habileté.
Durant les deux mois de confinement qui venaient de s'écouler avec ma colocataire Romeschka, je lisais quand je ne regardais pas un point fixe sur le mur d'en face pendant des jours.
Cette chatte n'avait aucune disposition pour le Scrabble.
A 3 heures du matin, j'ouvrais la baie vitrée, la refermais, la rouvrais attendant la décision de Romeschka. Je la voyais hésiter entre sortir dans l'inconnu de la nuit froide sur le balcon et la chaleur confortable du salon. Cette chatte avait l'inconstance d'un homme. Puis, n'acceptant plus la nourriture solide, il me fallut déployer des trésors d'ingéniosité pour lui faire prendre ses médicaments.
Une semaine plus tôt, elle était capable de marcher en équilibre sur la tranche étroite du dossier d'une chaise pour sauter avec précision sur l'accoudoir du fauteuil où je lisais, délicate, féline sans m'effleurer. Aujourd'hui, je devais déposer au sol la coupe où elle buvait, la table du salon étant devenu inaccessible. Je stimulais son intérêt en agitant des leurres en peluche auxquels elle réagissait de moins en moins.
Je décidai de la laisser tranquille et continuai mes investigations sur l'importance du hasard, sa concomitance et sa présomptive bienveillance.
La vie est belle, le monde est juste !
Il me fallait verrouiller cet adage, le démonter pour m'en assurer le contrôle.
La science était le plus sûr moyen de faire toucher les deux épaules à la superstition.
Sans décodeur, je renonçai à comprendre la part d'inconnu qui avait contribué à chaque découverte. Avec les outils de la connaissance disséminés dans cette bibliothèque, je concentrais mes investigations vers ce qui était propice à l'humanité ou à sa perte. J'y trouverais certainement des similitudes avec ma propre aventure et des indications sur sa conclusion.
Il en ressortait que le hasard ne croisait pas que ma route mais celle des érudits anciens ou modernes, qui eux, étaient capables de le transformer en œuvres utiles ou pas.
De Nietzsche, j'appréciais son "Ainsi parlait Zarathoustra" qui avait de la gueule mais je m'inscrivais en faux contre ce "Tout ce qui ne tue pas rend plus fort" que je trouvais très con.
Pour avoir morflé, je n'avais aucun goût pour la douleur et sa soi-disant valeur rédemptrice. "La souffrance n'endurcit pas. Elle use. Fragilise. Affaiblit. L'âme humaine n'est pas un cuir qui se tanne avec les épreuves. C'est une membrane sensible, vibrante, délicate. En cas de choc, elle reste meurtrie, marquée, hantée." (Jean-Christophe Grangé dans "Le passager")
Du nucléaire j'appréciais la lumière mais, D'Oppenheimer, pas du tout la bombinette. Je ne croyais pas du tout à la chance de l'homme qui prit le train ce matin d'Août à destination d'Hiroshima dont je viens de retrouver la trace dans Wikipédia
Yamaguchi Tsutomu, car c'était lui, est la seule personne reconnue comme ayant survécu aux deux bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Il est mort le 4 janvier 2010 d'un cancer de l'estomac à l'âge de 93 ans.
On pourrait déduire de ces deux informations, l'innocuité du nucléaire et la chance de Mr Tsutomu Yamaguchi.
On aurait tort !
Au sujet du nucléaire civil qui a son coté obscur chez les militaires et pour la chance, si elle avait eu un peu de compassion, Mr Tsutomu Yamaguchi aurait raté son train pour Hiroshima ce matin là.
Dans la pièce à coté, Romeschka était en train de me quitter.
J'étais dans cette posture de détresse et d'impuissance devant le spectacle de la comédie humaine et la fragilité du vivant en assistant à l'agonie de cet animal qui partait pour l'ailleurs. Ce qui faisait la vie si belle était contenu dans l'incommensurable présent dont elle disparaissait. Inexorablement!
Je la retrouvais sous le lit ou dans un placard comme si elle se cachait pour mourir et je vérifiais discrètement plusieurs fois en 24 h si la chaleur vitale ne l'avait pas quitté. Son regard devenait vide. Était-ce le conscient qui ne voulait rien savoir de cette nature impitoyable?
Elle n'avait besoin que de mon absence pour continuer son parcours. Je la laissais vivre sa vie à l'endroit de sa convenance et de sa pudeur. On ne peut oublier un coucher de soleil. On ne peut pas le retenir non plus!
La fiction produisait de la réalité à un rythme que je ne pouvais capter. Il me fallait la verbaliser, l'encadrer. Je sortais stupidement sur le palier plusieurs fois par jour sans autre nécessité que de savoir qui était derrière la porte.
Un jour, cette porte s'ouvrirait...