Tous les lecteurs de Camus ont souvent apprécié le style de cet écrivain, un style fait de clarté, d’un certain lyrisme et d’une grande précision.
Camus s’exprime toujours clairement et ses idées philosophiques et politiques sont claires.
C’estsans doute pourquoi certains lui ont refusé le titre de philosophe où, avec les sartriens, l’ont qualifié de « philosophe pour classe terminale », précisément parce qu’il n’utilise pas le jargon des philosophes et qu’il s’exprime avec clarté ,en écrivain avant tout, comme il le revendiquait lui-même.
Il estimait qu’il ,’était pas philosophe ne sachant pas élaborer des systèmes de pensées et il avait écrit : « Si j’avais à écrire un livre de philosophie les pages en seraient blanches et sur la dernière il y aurait le mot aimer. »
Et pourtant ily a bien une question où Camus est ambigu , insuffisamment clair et sur laquelle on a du malà s’expliquer sa position : c’est celle de l’indépendance de l’Algérie.
Si, sentimentalement, son attachement viscéral à cette terre lui rendait difficile de voir l’indépendance arriver, il semble que, intellectuellement, tout dans ce qu’il avait écrit et ce qu’il était aurait dû le conduire à être aux côtésde la très grande majorité des intellectuels de l’époque et de soutenir l’idée d’indépendance de l’Algérie colonisée voulue par les Algériens.
Or il a clairement exclu, à l’époque ,cette idée d’indépendance et, à la fin a milité, quoique assez mollement pour une sorte de système fédéraliste porté par un juriste Monsieur Auriol qui aurait permis la coexistence des deux peuples sur la terre algérienne.
On sait ce que cette position lui a valu de critiques virulentes chez les intellectuels français de l’époque, de ruptures avec certains de ses amis proches. Je pense, ici, a Jean Sénac, cette sorte de fils adoptif et à Jean Daniel par exemple. Ruptures dont il a été profondément meurtri.
Cela lui a valu ,aussi, après sa mort en 1960 et après l’indépendance de l’Algérie en 1962, une sorte d’excommunication par une grande partie de l’élite algérienne qui ne lui pardonnait pas d’avoir refusé l’idée d’indépendance.
Qui, à partir de là, et mené par M. Ibrahimi, a voulu faire de lui un adversaire des algériens qui, dans son œuvre romanesque n’aurait jamais évoqué les algériens et qui, lorsqu’il évoquait un algérien c’est pour qu’il soit tué comme dans l’Etranger, symbole disaient ces apprentis psychanalyste de sa volonté d’éliminer les arabes.
On sait aussi sans qu’il soit besoin d’y revenir longuement combien les intellectuels français , avec à leur tête les sartriens l’ont voué aux gémonies après sa phrase prononcée à Stockholm, au moment de son prix Nobel de littérature, en réponse à un étudiant :
« Entre lajustice et ma mère je préfèrerai ma mère », phrase qui fut sortie de son contexte et de sa densité pour lui faire dire qu’il préférait l’Algérie colonisée !
A quoi donc est dû cette absence de clarté, cette position, en réalité ,si contraire à son comportement en Algérie et a tout ce qu’il avait été durant sa vie ?
C’est à cette question que je voudrai réfléchir avec vous, estimant, pour ma part, qu’aucune réponse satisfaisante n’a été ,jusqu’ à présent apportée a cette question importante.
Pendant longtemps on a expliqué cette position par l’amour qu’il avait de son Algérie natale , qui ,malgré la misère de sa famille lui avait donné une enfance heureuse , le goût du bonheur, l’amour de tous ces pauvres qu’il avait fréquenté autour de sa famille et qui ne méritaient pas , selon lui d’être chassé de ce pays où ils n’avaient jamais été des exploiteurs.
Tout cela est vrai et il suffit de lire son œuvre et Noces en particulier pour s’en convaincre mais aussi le Premier homme et de lire le récit de sa vie par les nombreux biographes qui se sont intéressés a lui. Oui, il aimait passionnément l’Algérie mais cet amour avait-il le pouvoir de troubler son jugement ? C’est sur ce point que la réponse par l’amour de son pays me paraît insuffisante.
Alors ,il me semble qu’il faut chercher d’autres explications, plus en rapport avec l’intellectuel que c’était.
Malgré toutes les difficultés qu’il y a à le positionner sur l’échiquier des idées politiques il est, à mon sens, indiscutable qu’il a toujours été un homme de gauche. Bien sûr il a écrit lui-même que si « la vérité était a droite il serait à droite » mais aussi qu’ »il était de gauche malgré lui, malgré elle. »
Ce qui est certain , en tous cas, c’est qu’il n’est pas un idéologue et qu’il a combattu une grande partie de la gauche ( la majorité de la gauche) qui avait accepté de fermer les yeux sur les crimes de l’URSS et c’est toute l’affairede « L’homme révolté » qui entraîna l’intelligentsia française avecles Sartriens à le mettre à l’écart et l’excommunier en en faisant un homme de droite au mépris de toute réalité.
Sa position, celle d’un homme de gauche mais qui refuse absolument la violence et la limitation des libertés , a finalement triomphé. En résumé Camus a largement gagné contre Sartre, mais, à l’époque cette gauche « révolutionnaire et communiste » qui ne condamnait pas la violence avait le vent en poupe et elle a soutenu la guerre d’indépendance des Algériens et y compris la violence utilisée même contre les civils innocents. Il faut ,tout de même rappeler la phrase ignominieuse de Sartre dans sa préface au livre de Frantz Fanon.
Et beaucoup d’intellectuel justifiait cette violence terroriste qui s’en prenait aux innocents uniquement dans le but d’attirer la réaction et d’obliger aux surenchères. Cette violence nous disait-on est accoucheuse de justice et elle est l’arme des pauvres !
Sartre avait écrit dans sa préface a une œuvre de Frantz Fanon cette phrase ignominieuse : « Le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ! Restent un homme mort et un homme libre »
Un autre élément de notre réflexion est de bien montrer- et c’est évident- que Camus a été, très jeune et avant beaucoup très critique de la colonisation française.
Dès 1939 ,il a ,alors 27 ans ,journaliste à Alger Républicain il écrit une série d’articles « Misères en Kabylie » dans lesquels il montre, chiffre et document a l’appui les méfaits de la politique coloniale .
Lorsqu’il adhère au Parti communiste il ne le fait que parce qu’à l’époque c’est le seul parti politique qui veut aider les Algériens à échapper aux injustices de la colonisation.
Lorsqu’il quitte ce parti c’est parce que celui-ci, sur ordre de Moscou, ne soutient plus les revendications des Algériens.
Je voudrai citer, ici, un écrit de Mouloud Feraoun cet écrivain algérien, ami de Camus, car cette phrase me paraît très émouvante et très juste.
« Vous êtes bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous préoccupez déjà. À cette époque-là, moi qui suis de votre âge, je m'exerçais à faire correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez bien jeune et votre voix bien faible, il m'en souvient. Lorsque je lisais vos articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : « Voilà un brave type. » Et j'admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre curiosité faite de sympathie, peut-être d'amour. Je vous sentais tout près de moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! »
Puis, dans tous ces écrits il critiquera fortementla justice coloniale dans ses comptes rendus de procès, les politiques suivies qui mènent selon lui à la catastrophe, les évènements de Sétif de Mai 1945 qu’il est le seul à condamner en montrant qu’il marque un tournant dans l’histoire.
Il faut se reporter à ses « Chroniques algériennes » parues en livre de poche pour se rendre compte qu’il a été un des plus critiques de la colonisation.
Alors, pourquoi n’a-t-il pas été, aux côté de la majorité des intellectuels de l’époque pour soutenir et aider les algériensà obtenir leur indépendance ?
Comment celui qui ,très jeune avait émis les plus lourdes critiques contre la colonisation, qui avait soutenu le combat des algériens pour plus de dignité et pour qu’ils soient traités comme des citoyens , comme des égaux, n’a-t-il pas milité pour l’indépendance.
Il faut reconnaître qu’il y a là une vraie question, un réel problème.
Préoccupé d’éviter le plus possible à son pays la violence et le malheur il a lutté jusqu’au bout pour tenter d’écarter la violence jusqu’à son ultime et pathétique tentative , cet « appel pour une trêve civile » puis il a un peu baissé les bras en estimant que tout ce qu’il dirait de plus ne ferait qu’ajouter confusion et malheur.
Dès lors ,pris par cette lutte contre la violence des deux camps, il ne s’est guère expliqué clairement sur ce refus de lutter pour l’indépendance et c’est donc à nous, ses lecteurs et admirateurs d’aujourd’hui de tenter de trouver une explication qui soit à la hauteur de l’intellectuel qu’il était. Je pense que limiter la réponse a une réaction sentimentale à son pays de naissance est insuffisant et injuste envers l’intellectuel qu’il était.
Personne ne s’est jamais posé sérieusement la question de savoir si ses idées, sa philosophie, sa lutte déterminée contre le terrorisme et tous les totalitarismes n’étaient pas, en fin de compte, l’explication rationnellede sa position.
Chacun sait, ici, qu’une grande partie de son œuvre philosophique est une condamnation définitive et sans appel du terrorisme.
Non pas qu’il ait ignoré que la violence existait , que même la guerre était quelques fois inévitable et que l’histoire était tragique. Tous ces écrits démontrent qu’il avait parfaitement conscience de cela.
Mais ,prenant appui sur une petite phrase que prononçait quelques fois son père et qui lui avait été rappelé : « Un homme ça s’empêche » il condamna le terrorisme qui s’attaque aux innocents. Il le condamna dans des écrits théoriques mais aussi dans sa pièce : « Les justes ».
Dés lorson peut sérieusement se demander comment avec de telles convictions il aurait pu soutenir une lutte anticoloniale mais qui utilisait le terrorisme en s’attaquant délibérément aux innocents ?
Et sur ce terrorisme l’histoire qui est impitoyable est suffisamment documentée pour que nous n’ayons pas besoin d’en rajouter.
Si il avait pris ce parti qu’aurait donc valu tous ses écrits sur le terrorisme ?
Alors, on pourra toujours disserter à perte de vue sur le caractère inévitable de ce terrorisme mais on ne peut demander à Albert Camus d’y consentir. C’est cela qui fait sa colonne vertébrale.
Voilà donc une des raisons et ,elle est forte et respectable qu’il ait de ne pas s’associer a la lutte des algériens telle qu’elle était pratiquée.
En second lieu et tout aussi essentiellement Albert Camus est peut être encore plus connu dans le monde pour avoir été un critique de tous les totalitarismes, à un moment ,où, malheureusement tant et tant d’intellectuels se fourvoyé[JpR1] dans l’acceptation de ces totalitarismes de droite ou de gauche.
L’homme révolté fut un immense pavé dans la marre et cela s’est vu à la réaction d’une grande partie des intellectuels de l’époque, Sartre en tête.
Or, il ne faut pas oublier que la révolution algérienne était dirigée et soutenue par tous ceux qui voyaient l’avenir du monde dans le communisme, ce qui était très à la mode à l’époque.
Certains dirigeants mettaient en avant ce projet qui avait l’avantage , pour eux, de recueillir l’approbation enthousiaste de ces intellectuels dévoyés !
Et , dans le même temps , mais plus discrètement pour ne pas inquiéter s’ouvrait aussi la perspective d’un régime islamiste ainsi que l’a parfaitement montré monsieur Roger Vétillard dansson livre : « La guerre d’Algérie : une guerre sainte »
Or cela aussi était un projet totalitariste, l’avenir de l’islamisme politique l’a suffisamment montré.
Alors ,là encore , comment demander à Albert Camus de soutenir un tel projet en contradiction avec ce qu’il espérait pour le monde : l’exclusion des régimes totalitaires.
Comme je l’ai dit et répété Albert Camus et c’est ,à mes yeux son tort, n’ jamais vraiment dit les choses avec cette clarté. Il y a seulement une déclaration à son maître Jean Grenier en 1960 et dans laquelle il affirme que « les Arabes ont de folles exigences : une nation algérienne indépendante, les français seront considérés comme étrangers à moins qu’ils ne se convertissent. » Or, ,est-ce autre chose qu’un totalitarisme islamiste rejetant toute liberté de conscience ?
(Todt Biographie de Camus. Gallimard p. 630-631)
Or s’est-il trompé ? Hélas ce qui est ensuite advenu en Algérie a amplement démontré qu’il ne s’était pas du tout trompé et que ses craintes étaient tout à fait justifiées.
Certains qui s’étaient fâchés avec lui et qui n’avait pas vu ce péril s’en sont repenti. Je pense au malheureux destin de Jean Sénac qui a vu, très vite , ses espérances d’ouverture du pays s’effondrer et qui a fini sa vie assassiné dans sa cave de la Rue Elysée Reclus abandonné de tous.
Récemment Jean Daniel, décédé en 2021 a cent ans, a lui aussi, manifesté ses regrets devant ce qu’il a appelé « l’échec désastreux de la décolonisation en Algérie et a bien montré que les dirigeants avaient clairement eu la volonté d’exclure toutes ouvertures et toute cohabitation avec des européens. Je cite, ici, la conversation qu’il a eu en 1960 avec des grands dirigeants de la révolution : « « Ils m’ont alors expliqué que le pendule avait balancé si loin d’un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du côté chrétien, niant l’identité musulmane, l’arabisme, l’islam, que la revanche serait longue, violente et qu’elle excluait tout avenir pour les non-musulmans. Qu’ils n’empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique de s’exprimer puisqu’ils la jugeaient juste et bienfaitrice. »
Il y a danscet ouvrage une sorte d’aveu en demi-teinte qu’Albert Camus avaient eu raisons. Je cite encore :
« En Algérie, je suis ainsi, comme d’autres, tombé dans le travers d’un préjugé pro-islamique au moment où les progressistes français sacralisaient les insurgés algériens comme ils avaient sacralisé les prolétaires staliniens. Puis j’ai réalisé, et ce fut l’objet de ma polémique avec Sartre, que l’ Islam dominait l’inspiration fondamentale de la guerre d’indépendance. Cela n’ôtait rien, selon moi, aux crimes de la colonisation ni aux vertus de la révolution, mais cela devait infléchir les dimensions d’une solidarité absolue. »
« Infléchir les dimensions d’une solidarité absolue » »
Comme cela est dit ! Mais n’ y a-t-il pas là , de toute évidence un aveu que Camus avait bien vu les choses et qu’il avait eu raison contre les intellectuels de son époque ?
En conclusion je dirai donc que si Camus a eu tort de ne pas être suffisamment clair, sa position était en parfait adéquation avec toute sa pensée et que militer pour l’indépendance telle qu’elle se profilait à l’horizon aurait consisté ,pour lui, a renier, toute sa pensée philosophique la plus profonde. Ce n’était pas possible.
Est-ce a dire enfin qu’il aurait été contre toute forme d’indépendance ?
Je ne pense pas et je suis mêmecertain que l’on ne peut aller dans ce sens même si sa mort prématurée en 1960 ne lui a pas laissé le temps de dire les choses.
Il est difficile et j’ai souvent moi-même protesté contre le fait de faire parler les morts, mais rien ne peut m’empêcher de penser que si la guerre d’indépendance de l’Algérie avait été dirigée par un Bourguiba ou un Nelson Mandela , Albert Camus n’aurait eu aucun mal à la soutenir. Encore que les grands hommes ne garantissent pas l’avenir. On le voit avec la triste régression de la Tunisie et celle différente de l’Afrique du Sud.
Certains ne seront pas d’accord avec cette analyseet nous ne saurons jamais ce qui serait advenu et ce que Camus aurait écrit mais l’hypothèse n’a rien de choquant, me semble-t-il, et se trouve bien en adéquation avec toute la vie et la pensée d’Albert Camus.