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Valeur(s)

Publié le 10 février 2022 par Jean-Emmanuel Ducoin

Valeur(s)Le monde du travail, ou l’atomisation contrainte des formes collectives.

Effritement. La question sociale revient donc en force, tandis qu’un vent mauvais souffle sur le modèle français – du moins, ce qu’il en reste. Un peu de mémoire. Au mitan des années 1990, nous portions le diagnostic prédictif d’un «effritement» généralisé du monde salarial pour caractériser les effets d’ensemble des transformations qui ne cesseraient de se généraliser: une société des «individus» s’installait massivement, avec son corollaire crépusculaire, la montée des incertitudes, jusqu’à l’édification d’une «société du risque» pour la majorité du peuple soumis aux aléas des temps incertains. À l’époque, certains doux rêveurs parlaient encore d’«effondrement» possible en prophétisant la fin du salariat (rien de moins), voire la fin du travail. Ces discours n’existent plus, seule reste une espèce d’hystérisation de la «valeur travail». Autrement dit, trente ans plus tard, nous sommes de plain-pied dans cette nouvelle réalité.­ Et cette constellation de risques s’organise essentiel­lement autour de la notion de «risque social» en tant qu’émiettement dramatique des structures du monde du travail. En 1995, nous pouvions et nous devions souligner l’importance de la précarisation des relations de travail qui était, avec le chômage de masse, la manifestation principale de la dégradation en cours des conditions salariales. Désormais, nous avons assisté à l’installation d’une précarité qui constitue un registre permanent des relations de travail. Une sorte d’infra-­salariat au sein du salariat lui-même.

Avenir. Le constat s’avère ainsi éloquent. Mais personne ne peut affirmer où s’arrêtera ce processus, à qui profitera cette forme d’atomi­sation contrainte des formes collectives, et surtout si nous traversons – ou non – une période charnière qui pourrait déboucher sur des moments de «destruction créatrice». Avenir imprévisible, de toute évidence. Transposons-nous un instant à la place des observateurs sociaux de la première moitié du XIXe siècle, au moment de l’implantation du capitalisme industriel en Europe occidentale, lorsque l’exploitation maximale des travailleurs paraissait s’imposer comme la contrepartie nécessaire de l’industrialisation. Le «paupérisme» d’alors était décrit et combattu, mais personne n’aurait imaginé un futur meilleur aux prolétaires, sauf à s’appeler Karl Marx et prôner la nécessité­ de détruire le capitalisme naissant et d’abolir le salariat. Rien ne se produisit. La Révolution n’a pas eu lieu en Europe de l’Ouest. Et le salariat n’a pas été éradiqué. En revanche, le prolétaire a arraché le statut de salarié protégé des années 1960. Conclusion: la construction de la société salariale fut une ruse de l’histoire du capitalisme, imprévisible un siècle avant qu’elle ne s’impose.

Classe. Le bloc-noteur constate amèrement que la nouvelle conjoncture de l’emploi au XXIe siècle, dans un espace globalisé et financiarisé à outrance, creuse les disparités entre les différentes catégories de salariés, au détriment des strates inférieures du salariat. Toutes les inégalités se sont creusées. Et les individus déjà placés « au bas de l’échelle sociale » ont vu s’accroître leur subordination. Une nouvelle inégalité a d’ailleurs surgi, celle entre salariés de même statut, qui a brisé les «solidarités intracatégorielles» qui reposaient sur l’organisation collective des travailleurs. Question dérangeante : cette transformation paraît-elle de nature à remettre profondément en cause la notion de «classe», en ce qu’elle entraîne une décollectivisation des conditions de travail et des modes de lutte des salariés? Ou, au contraire, aide-t-elle à une redéfinition totale du concept de classe en son évidence, qui appelle, sinon une Révolution, au minimum une transformation sociale radicale.

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 février 2022.]


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