itVit : Est-il possible d’anticiper un “pétage de plombs” lié au stress au travail ? Même si j’imagine que les signes avant-coureurs sont différents d’un individu à l’autre, j’aimerais savoir s’il y a des signes communs à nous tous ? Patrick Légeron : L’organisme humain a de formidables annonciateurs qui vous informent que vous êtes déjà un peu en surtension, avant même d’être à un niveau où vous craquez complètement. Et ces indicateurs sont dans trois domaines : le domaine du corps, si vous sentez que vos muscles sont tendus, que vous avez des maux de tête, des digestions difficiles, tout ça prouve que le corps est trop sollicité au niveau du stress.
La deuxième série d’indicateurs sont des indicateurs psychologiques : vous avez de plus en plus d’émotions négatives, que ce soit de l’inquiétude, du découragement, de l’agacement, de l’énervement, et si vous constatez que récemment toutes ces émotions sont encore plus importantes qu’avant, c’est que vous êtes en surtension.
Le troisième type d’indicateur, c’est au niveau des comportements : vous augmentez votre consommation d’alcool, de tabac, de café, vous devenez boulimique, vous mangez plus, vous vous isolez plus des autres, vous cherchez moins le contact, ou au contraire, vous êtes agressif avec les gens ; tout cela montre que votre organisme est à un niveau trop élevé de stress.
C’est un préambule du pétage de plombs. Mais celui-ci passe par une période où il y a des signes auxquels il faut faire très attention, il ne se produit pas du jour au lendemain.
sicard : Une des principales sources de stress au travail est liée, selon moi, aux relations “salariés”/”patron”, “inférieur”/”supérieur”, “dominant”/”dominé”. Qu’en pensez-vous?
Patrick Légeron : Tout à fait. C’est pour cela qu’on a défini dans le droit français le concept de harcèlement moral, qui évidemment est la forme la plus dure et la plus stressante d’une relation managériale inacceptable. Mais de manière plus “soft”, la relation avec son manager peut être source de stress, et c’est pourquoi le manager doit prendre conscience de son rôle à moduler ou à gérer le stress de ses collaborateurs.
A deux niveaux : d’abord au niveau d’une bonne connaissance de tous les facteurs de stress auxquels sont exposés ses collaborateurs, car ce n’est pas que la charge de travail, c’est aussi l’absence de reconnaissance, le déséquilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, l’absence de sens qu’on donne à ce qu’on fait. Si le manager ne sait pas faire tout ça, contrôler la charge, valoriser, donner du sens, il est cause de stress pour ses collaborateurs.
Le deuxième domaine, c’est le type de relation qu’il instaure avec ses collaborateurs. D’abord être très présent, beaucoup de managers passent trop de temps dans des tâches administratives, alors que leur rôle est d’être en contact avec leurs collaborateurs ; être à l’écoute, que les gens puissent exprimer leurs difficultés ; et troisième élément, sans doute le plus important : gérer les émotions. Les collaborateurs peuvent être inquiets, découragés, mais contents ; le manager doit être un gestionnaire des émotions. Il doit développer ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle.
Et sur un plan très pratique, c’est être empathique. Et l’empathie est l’attitude relationnelle de gestion du stress de l’autre.
berto : Quels sont les risques psychosociaux des seniors plus particulièrement, sachant que l’âge est le premier facteur de la discrimination négative au travail ? Que dit un psychiatre sur le risque psychosocial ultime, c’est-à-dire la privation du travail à 56 ans ?
Patrick Légeron : Dans beaucoup d’études de stress, les seniors apparaissent comme les plus touchés par des niveaux de stress dangereux pour la santé. Il y a deux grandes causes : d’abord l’incertitude. Beaucoup de seniors ont le sentiment que du jour au lendemain ils peuvent disparaître de l’organigramme.
Au-delà de la discrimination, le sentiment qu’on ne compte plus, la dévalorisation, qui peut aller jusqu’à être “placardisé”, mis à l’écart, et l’absence de travail, l’absence de sentiment d’être utile à l’entreprise est psychologiquement un facteur redoutable, surtout, évidemment, pour les gens qui se sont énormément investis dans leur travail, donc souvent les meilleurs.
Cela veut dire une chose importante : c’est évidemment au niveau sociétal, de l’entreprise de réhabiliter les seniors, comme le font d’autres pays que le nôtre, et au niveau de l’individu, se protéger, en particulier ne jamais se surinvestir dans le travail.
Il faut s’investir correctement. Car quand on a surinvesti dans son travail, ces situations sont épouvantables. Alors que quand l’investissement est correct, mais pas excessif, on peut trouver d’autres façons de réorienter sa vie quand on devient un senior.
lol : Dans votre rapport, vous parlez très peu du rôle des mécanismes de reporting (rapport social) qui font peser une pression forte à tous les niveaux de l’entreprise. Pourquoi ?
Patrick Légeron : Parce que dans notre rapport, l’objectif n’était pas de recenser toutes les causes de stress. Mais plutôt de donner aux pouvoirs publics une méthode pour que l’on parle enfin, et surtout qu’on agisse, pour lutter contre le stress au travail.
Mais en effet, la suraccumulation des tâches administratives, qui est une réalité, envahit de plus en plus les activités des managers, et de tous d’ailleurs : il suffit de demander à des médecins quelles sont leurs principales causes de stress, ils répondent : la paperasserie.
Mais le reporting a aussi un effet extrêmement délétère, qui est évidemment le sentiment de contrôle de tout ce que l’on fait, le sentiment d’être sans cesse sous surveillance.
Ce double aspect – surcharge de travail et sentiment de contrôle et de surveillance qui sont inhérents au processus même de reporting – concourt fortement au stress que les gens éprouvent.
Wooda : On parle parfois de syndrome de burn-out (arrêt par épuisement). Comment faire la différence entre un stress important encore gérable et le véritable burn-out ?
Patrick Légeron : Il y a trois étapes dans le stress : la première est d’ailleurs une étape utile et positive : on se sent mis en tension, et cela va nous aider à faire face à toutes les contraintes, toutes les demandes que nous recevons de notre environnement.
La deuxième étape, c’est la mise en tension de tout l’organisme, le corps et le psychisme, mais c’est une étape que l’on perçoit bien comme étant réversible. Après une bonne nuit de sommeil, ou après un week-end ou quelques jours de vacances, on est à nouveau frais et dispos pour affronter ce stress du travail.
La troisième étape, celle que l’on nomme le burn-out, en français l’épuisement, c’est l’état où l’organisme ne peut plus se mettre en réversion. Toutes ces pauses n’opèrent plus, l’organisme est épuisé. Le burn-out est un syndrome gravissime, qui nécessite une mise à l’écart complète du travail pendant des mois, et des traitements, qu’ils soient médicamenteux, comme des antidépresseurs, ou psychothérapeutiques.
mondewoman : Comment pouvoir gérer une angoisse au travail en général, et tout particulièrement lors d’une réunion ?
Patrick Légeron : Je pense qu’on parle de ce qu’on appelle le trac, ou que les spécialistes appellent l’anxiété sociale. Ce n’est pas tout à fait le stress, ce sont plus des maladies psychologiques, des troubles anxieux, que les psychiatres connaissent bien.
La peur de la prise de parole en public, le sentiment de gêne, ou même d’angoisse, voire de panique, que l’on peut éprouver quand on est sous le regard et le jugement des autres, sont des choses extrêmement handicapantes pour certains. Non seulement au niveau de la souffrance et de l’inconfort que l’on ressent, mais même au niveau de sa carrière professionnelle, qui peut être très perturbée à cause de cela.
Evidemment, il faut demander l’aide d’un spécialiste. C’est quelque chose qu’on peut vraiment bien traiter, soit avec des approches psychothérapeutiques – reprendre confiance en soi, ne pas être obnubilé de paraître toujours performant, intelligent, et accepter un peu plus les signes de faiblesse. Ce sont souvent des gens trop exigeants pour eux-mêmes qui paniquent quand ils doivent prendre la parole en public.
Et puis il y a un traitement médicamenteux très simple, très efficace : les bétabloquants. C’est assez miraculeux pour lutter contre le trac, par exemple. Mais seul un médecin peut le prescrire, c’est pourquoi son aide se révèle nécessaire pour régler ce genre de problème.
Louis : Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à se suicider sur son lieu de travail spécifiquement plutôt que chez lui, quand bien même les causes sont liées au travail ?
Patrick Légeron : C’est un sujet très difficile. Et pour le psychiatre que je suis, très complexe. Depuis un siècle, des chercheurs essaient de comprendre ce qu’est un suicide. La réponse n’est pas simple.
Elle renvoie à ce qu’il y a de plus intime chez un être humain. Evidemment, l’environnement de travail joue un rôle qu’on ne peut pas sous-estimer. Le fait que quelqu’un se sente dépassé par ce qu’on lui demande, le sentiment qu’il ne peut pas y faire face, apparaît souvent comme l’élément sinon unique, en tout cas déclencheur de ce geste désespéré.
La plupart des suicides sont aussi non pas une vision de soi détruite – je ne suis plus bon à rien –, c’est aussi un signal vers les autres. Et évidemment, le lieu du travail envoie un signal vers le monde du travail, un signal qui n’est pas toujours très simple à comprendre, un signal autant dirigé vers l’organisation du travail et l’entreprise elle-même que vers les autres.
On sait que la perte du collectif au travail, le sentiment que les gens sont ensemble, est une réalité. Les gens sont de plus en plus isolés dans la foule. C’est aussi l’une des explications à ces gestes suicidaires. Le lien social a été rompu.
nessundorma : De quand date, selon vous, la “montée en puissance” de ces risques psychosociaux professionnels, et quels en ont été les principaux facteurs ?
Patrick Légeron : Le dévelopement des risques psychosociaux date du formidable changement dans le monde du travail apparu dans les années 1970. Et avec la mondialisation, avec la priorité accordée de plus en plus aux résultats capitalistiques de l’entreprise, avec la culture de la performance de plus en plus forte, se sont mis en place non seulement des organisations d’entreprise, mais aussi des styles de management qui sont apparus comme étant des facteurs de risque puissants. Et depuis le début du XXIe siècle, ça s’est encore accru. Les experts aujourd’hui – je pense au dernier rapport de la Fondation européenne de Dublin de novembre 2007 – prévoient que dans l’avenir, ces risques vont encore augmenter.
Les causes : des exigences, une pression de plus en plus forte sur les individus ; pression liée à des objectifs de quantité de travail, pression du temps : nous sommes en mode de fonctionnement de réactivité immédiate ; pression de résultats ; pression des informations de plus en plus complexes et nombreuses que nous devons traiter dans notre cerveau. C’est le premier facteur de stress : pressions et exigences constantes.
Deuxième facteur : les changements incessants auxquels il faut sans cesse s’adapter : réorganisations, fusions, transformations, qui déstabilisent nos repères, qui génèrent de l’incertitude et de la menace ; des nouveaux savoir-faire, des nouvelles technologies, qu’il nous est parfois difficile de maîtriser. C’est le deuxième facteur : les changements.
Troisième grand facteur : les frustrations, le sentiment de plus en plus fort que les efforts que nous demande le monde du travail sont faiblement payés en retour ; aussi bien au niveau des carrières, de la sécurité, des rémunérations, mais aussi de la reconnaissance, de la faible valorisation des individus. Donc ces frustrations sont aussi une réalité très forte, surtout en France, comme le montrent de nombreuses études.
Le quatrième facteur, ce sont les relations entre les individus. L’autonomie des gens les a fait devenir, plutôt que des alliés, des gens en compétition les uns avec les autres. L’exigence, que ce soit de clients ou de collègues ; voire l’agressivité (conducteurs de bus, téléopérateurs…). Les relations avec les autres, donc, sont une véritable source de stress.
Et toutes ces grandes catégories sont régulièrement en croissance en terme de source de stress. Tous les indicateurs aujourd’hui sont au rouge, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les pouvoirs publics ont des inquiétudes légitimes sur ces risques psychosociaux.
jack : Le problème des approches psychologiques, c’est qu’on aborde encore une fois le stress du point de vue de la victime, pas du point de vue de l’organisation du travail. Quel est le mode de management le moins stressant ?
flammeolympique : Y a-t-il aujourd’hui dans le monde, à votre connaisance, une société où l’organisation du travail est telle que le travail n’est pas (trop) perçu comme facteur de stress ? En d’autres termes, y a-t-il des modèles dont on pourrait s’inspirer ?
Patrick Légeron : Tout d’abord, le débat très franco-français sur une approche organisationnelle ou individuelle du stress. Cela me fait penser au débat infini sur l’inné et l’acquis.
Les pays qui réussissent le mieux à lutter contre le stress au travail – je pense aux pays d’Europe du Nord, à la Grande-Bretagne, au Canada – sont des pays dans lesquels la réduction du stress se fait en modifiant des organisations du travail néfastes. Mais qui accompagnent aussi individuellement les salariés.
Dans l’accord-cadre européen sur lequel ont travaillé hier les partenaires sociaux, il est clairement indiqué que la lutte contre le stress se réalise par des actions collectives et individuelles.
Il n’existe pas d’entreprise modèle. On peut malgré tout citer quelques entreprises dans le monde qui ont fait non seulement de la lutte contre le stress, mais du développement du bien-être au travail, une priorité. Cela pas seulement pour le bien des individus, mais aussi, plus prosaïquement, pour la performance économique. Car réduire le stress, ça rapporte financièrement pour une entreprise : en diminuant l’absentéisme, en augmentant la motivation.
Deux entreprises me viennent à l’esprit : Nokia en Finlande, qui possède dans ses cadres dirigeants un “well-being manager” (manager du bien-être) dont le rôle est justement d’intégrer la lutte contre le stress à toute la stratégie de l’entreprise, avec des actions sur la redéfinition des tâches au travail pour lutter contre celles qui sont les plus stressantes, des formations managériales intensives pour faire que les managers, parmi toutes les compétences qu’on leur demande, développent aussi celle de savoir parfaitement gérer le stress de leurs équipes. Et des aides personnelles nombreuses : crèches, conciergeries d’entreprise (services permettant d’alléger les salariés des tracasseries de la vie quotidienne).
L’autre entreprise, assez modèle, c’est Hydro Québec, où tout cela est développé, avec trois idées fortes : le stress n’est pas un tabou, des indicateurs très puissants pour repérer l’état de stress des employés, et pour repérer les causes de stress. Il y a des actions organisationnelles, managériales ou individuelles, comme celles que j’ai développées pour Nokia.
Je trouve que c’est très bien que le stress soit abordé par tout le monde. La lutte contre le stress passe évidemment par la prise de conscience par les médecins du travail, les responsables d’organisations syndicales, et les salariés. Je pense que les témoignages des gens qui expliquent leurs difficultés sont aussi importants que les décisions de DRH. C’est bien que le stress soit une préoccupation de tous. Il faut donner la parole aux salariés. Ils ont parfois des solutions à proposer.