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Archives III

Publié le 04 mars 2022 par Alexcessif
Archives III

J’avais mis à l’eau à Blagnac, à la sortie de la ville.

La reconnaissance du cours de la Garonne au départ de Toulouse et ses barrages m’avait dissuadé de mettre ma coquille de noix au plus fort débit du fleuve. L’an dernier j’avais rallié la villedepuis Bordeaux par le canal des deux mers un peu explosé au niveau du dos car le choix du Kayak sans siège m’avait laissé un douloureux souvenir. Le cagnard du mois d’Août, l’absence de platanes décimés par la maladie, le chancre coloré, et la monotonie de la navigation entre les écluses m’avaient donné des enviesde Garonne. L’annonce des orages violents, les prévisions météo promettaient une bonne semaine de flotte et, surtout l’arrivée de "l’eau d’en haut " du bon vieux torrent des Pyrénées bien puissant que cela induisait, allaient être pousseur pour le paresseux que j’étais.

J’avais fait le bon choix : le rodéo espéré était bien au rendez-vous.

Pas d’écluses, au rythme d’un coup de pagaie tous les trente mètres sans effort justepour garder l’embarcation dans le sens du courant suffisait. J’avais parcouru une trentaine de bornes en deux heures de plaisir un peu stressant (explications à venir).En souvenir de trois grosses pelletées sur le canal d’à coté et de l’an passé pour gratter les quatre longueurs de Kayak à contre courant, 30 kilomètres me coutaient 15 heures de navigation comprenant sorties et remises à l’eau pour franchir les 52 écluses. Pour le passage d’une embarcation légère "on" n’ouvre pas les portes du sas et on ne le vide ni ne le rempli. Il y a une perche en suspension pour ouvrir la porte deux mètres environ au dessus de la surface et un marin d’eau douce déclenchait l’éclusage automatique montant ou descendant avec une carte magnétique(il n’y a pas d’éclusier contrairement au canal du midi). Dans mon cas il fallait tirer le kayak au sec, le charger sur le chariot, trouver le point d’équilibre qui permettait de le tracter sans frotter la coque sur le sol coté poupe ou proue selon le sens de la marche, puis marcher la longueur de l’écluse augmentée de la distance entre embarcadère et débarcadère. Quand ils étaient praticables ! Prévus pour la navigation de plaisance, distant d’une cinquantaine de mètres avant et après l’écluse, les abords non carrossables présentait parfois un dénivelé acceptable pour le piéton qui allait "carter" l’automate,beaucoup moins pour ma spécificité.J’étais souvent contraint de vider les fontes des bidons de mon bateau de la nourriture et couchage quand le talus était trop pentu. L’opération déchargement/rechargement, désarrimage/arrimage du chariot prenait du temps à chaque fois. En moyenne, je pagayais un quinzaine d’heures par jour pour parcourir entre 30 et 50 km/jours. Aux heures chaudes du jour, je dormais à l’ombre d’un arbre s'il y en avait et naviguais de nuit. C’était magique ! Un jour ( !?) de pleine lune, notre satellite traçait au milieu du canal une ligne blanche et médiane salvatrice digne de celle d’une nationale. La première nuit fut un moment fantasmagorique propice à la fréquentation d’une faune fantastique. Au crépuscule, un héron me surpris venu dans mon dos. Un géant avec l’ombre mourante du soleil se couchant à l’ouest selon son habitude. "Son ombre [était] celle d’une croix" comme chante si bien Brassens avec les mots d’Aragon, il plana longtemps sur le miroir de l’eau, en silence. Je cru que c’était Narcisse se mirant, étonné de voir son semblable réfléchit par la surface mais non, il s’empara d’un poisson puis pris de l’altitude avec la trajectoire hésitante d’un homme ivre vers la canopée. Des ploufs, des Ssss et d’autres onomatopées intraduisibles de l’activité aquatique paralysaient mes bras. J’étais novice en canal et en nuit sur l’eau, le canoë glissait en silence sur son erre quand je sentis un choc dans la coque et un déséquilibre de mon assiette imaginant mon chavirage et une vouivre affamée. Ce n’était qu’un ragondin et j’étais dans la sienne. Tout simplement, ce canal sans vie animale le jour bruissait la nuit d’un bestiaire en quête de nourriture gêné par mon intrusion. Ma présence fut rapidement intégrée par ce monde sans hostilité avec des préoccupations alimentaires dont je n’étais pas l’objet. Je voyais des poissons jaillir de l’eau capturant des insectes et des hérons prélevant leur dime de gougeons malchanceux. Le sillage discret de quelques reptiles témoignait de la vitalité sous marine sans périscope. Pour un sapiens philosophe,le bonheur des uns faisait le malheur des autres. J’étais le primate homme tronc progressant au fil de l’eau dilué dans l’aventure du canal, spectateur de la logique impitoyable de la prédation, neutre comme la Suisse, impuissant comme un observateur onusien.

Avec le jour, la saison des orages, la fonte des neiges, la crue de la Garonne, la pluie battante l’élément liquide en mouvement poussant et chahutant mon embarcation légère comme une feuille Avril 2017 ne ressemblait pas l’Aout 2016 et sa navigation laborieuse. La chevauchée remplaçait la glissade avec d’autres mystères. Ma prudence et mon inexpérience m’incitait dés le départ de Blagnac à regagner la rive quand je voyais une chute loin devant. Après quelques amarrages et reconnaissances à pieds sur la berge, aucun Niagara ne menaçait ma progression et je me régalais de sensations fortes crescendo et d’angoisses descrescendo. Je m’étais ceinturé d’un bout’ me reliant à la poignée de portage en proue du canoë pour rester solidaire. Si j’étais désarçonné, mon gilet assurerait la portance même si ma tête heurtait un caillou affleurant. Ça bougeait pas mal et, aux premières marches dont j’ignorais la hauteur, le vacarme de l’eau était un indice, je sentis la caillasse frappant mon postérieur à travers la coque, je n’eu pas le temps ni l’envie d’avoir la trouille car, aléa jacta est, il était impossible de s’arrêter avant l’obstacle. Comme en VTT la vitesse est un atout pour le franchissement. Au milieu du fleuve, il y avait parfois des zones de quiétude créées par la végétation arrachée à la terre par la crue qui sévissait à quelques mètres me séparant de la rive. Quand la marche était infranchissable, comme à Saint Loup avant la confluence du Tarn et de la Garonne et aux abords de la centrale nucléaire de Golfech, des arbres déracinés et diverses broussailles formaient une retenue d’eau, une zone de freinage naturelle, la coque raclait le fond annonçant la trêve, je descendais et franchissais à pieds ce no man’s land et les affaires reprenaient un peu plus loin le temps de grignoter un B.N fraise et de boire une gorgée de flotte.

J’ai navigué 80 kms dans la bourrasque la jupe (en néoprène) relevée sous les aisselles maintenue par l’élastique dans le bourrelet de l’hiloire bien étanche, conservant la chaleur du bas du corps jusqu’au torse. Seules les épaules, bras, mains, visage étaient exposés. Je transpirais sous le coupe vent. La capuche bien serrée sur la casquette, les yeux protégés par la visière et les lunettes, ma bouche s’abreuvait des embruns. Les ardillons d’un grêle légère, comme une séance d’acuponcture sur mes joues, claquaient sur l’alu de la pagaïe, rythmaient ces conditions dantesques et jouissives entre ciel et eau sous un couvercle de nuages cavalant dans les remous à tout berzingue entre les éclairs. Y a des moments comme ça, intenses, inoubliables!

Puis le plan d’eau formé par l’union de la rivière et du fleuve siffla la fin de partie. J’étais dans le pot au noir ! Une zone sans courant entre Castelsarrasin et Saint Nicolas de-la-Grave et j’attendais l’apport du Tarn quelque part à droite. Sans courant mais bien venté, le plan d’eau est vaste avec des bras du fleuve contournant des îles, dont la forme et l’étendue sont  trompeuses. Vue de loin et au ras des flots en kayak, les voies d'eaux semblent être autant d’itinéraires alternatifs tous en impasses. Immobile, perplexe, paumé, j’eu le temps de réfléchir. Sur les raisons de cette folie. Ma vie est aussi dans le pot au noir. Je refoule, fuyard un jour fuyard toujours, je fais diversion : UNE rivière se jette dans UN fleuve, le fleuve se jette dans l’océan. J’aime à croire à cette idée des alliances, de préférence genrées, qui permettent d’aller plus loin. Puis, en seconde lecture, quelle place reste au féminin sacré dans cette fusion ? En tout cas, le masculin l’emporte sur le féminin chez Bescherelle, dans la vie, en tout cas dans la mienne, j’ai sans doute confondu la grammaire et le couple. Voyant où ces pensées allaient me conduire je fuis vers d’autres concepts plus anodins : le canal existe pour réguler l’impétuosité du fleuve, les écluses garantissent la paix propice aux affaires et aux transports. In petto je dérivai vers le sens figuré du mot "transport" que je m’interdisais.

Pas le temps de développer. L’annonce de la nuit, le froid me saisi au milieu de nulle part, la rive devenait lointaine et invisible. Sans courant pas de direction, j’ignorais vers où ramer ! Il me fallait m’intéresser à mon avenir sur cette terre pour l’instant dans sa partie liquide devenue hostile.

Une haleine morbide souffla sur la surface spéculaire du lac, la grêle redoubla rendue coupante par le vent et il me sembla entendre une sonnerie de téléphone! Un gros clapot se forma et le vent contraire inversa l’écoulement de ce désert liquide. Je reculai malgré mes efforts. Plein ouest le soleil, rouge au couchant face à moi, décida de voiler la sienne jusqu'à demain. L’odeur venait probablement de charognes en décomposition. Allais-je me diriger à l’odeur ? Avec le vent, cette indication était-elle fiable ?

Quand je suis dans la merde je me remets, impuissant et désemparé, entre les mains des forces obscures. Par contre il m’est * (*être ou avoir ?!?) impossible de prévoir la nature et la forme de l’intervention, juste l’instant. 

Et c’est maintenant.

Quoi de plus banal qu’une sonnerie de téléphone ? Par réflexe je retirai l’appareil de ma poche ventrale et répondis

- Take care of your self ! dit la voix

La poupe du kayak percuta violement et s’enfonça dans le sable. Un bout de terre, un banc de sable, un ilot minuscule inespéré et invisible.Il me restait à débarquer mon barda et à me battre avec le vent pour dresser mon bivouac. La superficie disponible permettait de monter une tente et suffisait à peine pour faire quelques pas et mettre l’embarcation au sec. "Au sec" était une expression ambitieuse pour qualifier cette langue de terre que parfois l’eau menaçait sous le vent. De toute façon, je ne disposaisd’aucuns piquets pour fixer mon abri et le sol était une éponge. Seul mon poids empêchait le vent de l’emporter. Après une douzaine d’heures d’homme tronc à jouer les culs de jatte une promenade s’imposait mais il me fallut me contenter d’étirer mon petit corps dans l’humidité de mon duvet pour la nuit et de croquer des carottes crues et non pelées pour dîner.

Je m’endormi en chien de fusil les mains glacées réunis dans le radiateur entre mes cuisses confiant, un sourire sur des lèvreshumides et des yeux secs.

J’étais persuadé que la flotte me laisserait tranquille.

Sinon, pourquoi Mary m’aurait passé un coup de fil pour m’avertir de faire gaffe en touchant terre ?

C’étaient des mots d’adieu qui dataient un peu, de 89 je crois que j’en suis sûr !

Mary était un tiret de trois mois entre A. et K. Quand nous nous sommes intercepté je fuyais les sept ans d’alcoolismede A. et je n’avais pas encore entamé les sept ans sereins  avec K.

Mary fuyait aussi et nous fûmes seuls à deux une tranche de temps. Elle était fidèle à cet oriental sans papiers qui l’attendait en Angleterre. Elle l’avait présenté à sa famille : un Perse qui fuyait les combats. Ça ne passait pas ! C’était la guerre du golfe, le Perse était un Irakien, un ennemi de l'occident, un descendant de Saladin, un suppôt de Saddam.  Mary était partie le temps que ça se tasse et surtout parce que la chambre de commerce de Bordeaux l’avait engagée pour donner des cours d’anglais à des cadres en mal d’évolution. J’étais un de ses élèves et un de ces cadres. Le plus mal doté en fortune, le plus âgé, aux antipodes  des autres beaux gosses friqués de la bourgeoisie bordelaise, le plus improbable. J’avais raté un cours pour aller régler un imbroglio compromettant ma carrière et j’avais profité de ma présence à Paris pour y demeurer le weekend puisque personne ne m’attendait à Bordeaux. Personne sauf Mary et son cours d’anglais du samedi matin. Elle me proposa de rattraper ce cours oublié puisqu’elle non plus n’était pas attendue le samedi après midi. Nous voilà  tout les deux dans une salle déserte. Je m’installai au premier rang et elle sur l’avant de son bureau délaissant sa chaise. Elle portait une jupe plutôt courte sur des jambes désespérément serrées. Une provocation de sa part était hautement improbable et je baissais la tête sur mes notes évitant de croiser son ... regard. Son visage était neutre, son expression sans indices, son sourire sans équivoque, son verbe sans ambigüité, sa conversation pédagogique. Je l’invitai à déjeuner pour la remercier. Elle accepta et j’occupai le territoire sonore en parlant de moi puisqu’elle était mutique, secrète et ailleurs. Nous prîmes l’habitude de déjeuner ensemble le samedi. Assez vite nous devînmes coutumiers de promenades amicales sur le bassin. Elle accepta mes invitations amicales à dîner et j’acceptai amicalement la sienne à monter un soir prendre un dernier verre chez elle. Elle me présenta son Perse (putain qu’il était beau ce salaud, grand, mince, jeune, athlétique. Un Clive Owen bronzé magnifiquement brun de la crinière et vert du coté des yeux – les deux, les combats auraient pu l’éborgner, ménon ! –) et le couple qu’ils formaient en photo, était très harmonieux. Lors du dîner elle m’avait convaincu de sa fidélité. Elle était "prête à se faire couper en morceau pour lui, à le suivre prochainement en Irak et d’y porter le voile". Je ne doutais jamais de son féminisme et j’étais fier d’y souscrire sans avoir accès à sa féminité. Je vivais dans sa respiration lui tenant amicalement compagnie dans un appartement où il n’y avait pas de canapé. Nous passions des nuits à lire de la poésie dans la proximité amicale de nos épidermes, de Bach ou Hayden. Un matin, je la vis moins professionnelle préparant un cours à l’arrache un quart d’heure avant que je l’accompagnasse au bureau, et de moins en moins pro quand nous dormions chastement et amicalement enchevêtrés. Nous nous vouvoyions avec  délice puisque nous n’avions pas franchi la ligne au delà d’un érotisme soft (et amical). Un jour elle m’appela en urgence. Elle m’annonça qu’elle rentrait à Leeds et refusait que je l’accompagnasse à l’aéroport. Elle n’aimait pas les adieux. Pourtant ce jour là, à ma grande surprise et incommensurable incompréhension, le jeu érotique devint pornographique me rendant brutalement docile, utile, heureux  et violement perplexe d’un instant fugace et sacré. Je mettrai longtemps à redescendre gardant dans les méandres de mon cerveau en surchauffe cet, amical, adieu prononcé, amicalement, sur l’air de "Take care of your self". Ce jour- là je suis resté aux bords des quais de la Garonne, les pieds dans le vide, suivant dans le ciel les chemtrails  des avions en partance vers le nord jusqu'à ce que mes cervicales m'imposent de ne pas me foutre à la baille sans embarcation.

A quelques années de là avec K. nous étions sur la fin et je compris soudain pourquoi et ce que je foutais là en pleine tempête sur une langue de terre spongieuse et les remugles du pétrichor au milieu de la Garonne. Je comprenais la femme d’avant sans découvrir les mystères féminins de celle d’après. Sans doute parce certains êtres traversent notre vie comme des étoiles filantes et trois mois de questions restent sept ans durant sans réponses auprès de celle qui n'y est pour rien.

Il sera bien temps le jour venu de chercher pourquoi mon téléphone dans une poche étanche, éteint et séparé de sa batterie avait sonné et Mary m’avait parlé une dernière fois. 

St Nicolas-de-la-Grave Mai 2017 

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