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Les transclasses : Retour d’expérience sur un chemin tracé à la hache entre trois classes sociales

Publié le 05 mars 2022 par Meaningfullsite78

Ayant regardé hier un documentaire court d’Arte sur ce sujet, j’ai souhaité ici faire une rétrospective de mon chemin interclasses sociales, depuis mes 18 ans en 1996, lorsque j’ai intégré une classe préparatoire aux grandes écoles dans laquelle nous n’étions que 2 filles d’ouvriers/boursières sur une cinquantaine d’étudiants inscrits, en passant par mon métier de cadre A (professeur des écoles) de 2000 à 2010 (ensuite déclassé du fait de l’évolution de la société dans les professions intermédiaires, ainsi que l’a reconnu l’INSEE en 2010) pour arriver aujourd’hui aux activités hors-classes dont vous pouvez découvrir ici la teneur.

Partage d’expériences, compréhensions, impact sur la personnalité et les relations…voici que je voudrais aborder ici de manière informelle.

Voici tout d’abord quelques anecdotes qui m’ont marquée :

  1. Une jeune fille née à Vichy, foulard Hermès autour du cou et grande fan de bénévolat à Lourdes, m’a dit un jour de 1998, à la faculté du Mirail où nous étudiions ensemble, suite à une année de prépa commune : « Sous prétexte que nos parents sont riches, on est discriminés, les bourses sociales devraient être partagées entre tous les étudiants ». (L’année précédente, dans le lycée d’excellence où nous étions, la secrétaire n’avait visiblement jamais vu un dossier de bourses sociales et ne savait pas quoi en faire…)L’autre camarade boursière, qui était présente et qui faisait glisser discrètement les restes de son repas de Restaurant universitaire dans son cartable pour le soir, a pris sa tête dans ses mains, n’a rien dit, visiblement prise dans un grand remous émotionnel. Je touchais à l’époque le maximum des bourses : 2000f par mois (en fonction des revenus des parents et de la distance de chez eux : 600 km pour ma part) tandis que la jeune fille de Vichy touchait 8000f mensuels de son père, c’est-à-dire le salaire entier du mien, ajusteur dans l’aéronautique, avec lequel nous vivions à 5. Je lui ai répondu que si je partageais avec elle, je ne pourrais tout simplement pas faire d’études. La méconnaissance des autres classes est très marquée. Autre fait parallèle qui m’a beaucoup étonnée: Comment peut-on dire suivre les préceptes du Christ et vivre dans l’opulence? (J’étais athée à l’époque). De même je me souviens la terreur de son camarade face au socialisme qu’il considérait comme de la dynamite pouvant détruire l’économie du pays. Cette année là, ce jeune homme a appris qu’il fallait mettre de l’eau dans la casserole des pâtes et en notre compagnie…comment fonctionnait une machine à laver…
  2. Dans la salle des maîtres d’une école de Loire-Atlantique…Des collègues, gagnant environ 1700 à 2000 euros par mois, et leur mari souvent un peu plus…me stupéfient longtemps…en disant qu’ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts, sont dans le rouge. Je me dis intérieurement que je ne comprends pas comment on peut enseigner les maths à des enfants et ne pas savoir faire ses comptes. Durant toutes ces années, nous vivons avec mon mari avec un salaire ou un salaire et demi, ayant fait le choix de consacrer du temps à élever nos filles. Nous touchons donc la moitié de leurs revenus (entre 1800 euros et 2700 à deux sur 16 ans de 2005 à 2021), avec un loyer de 700 euros…et faisons même des économies. Parfois, pour jouer la provoc , car je n’avais pas encore compris les enjeux, je disais « 2000 euros c’est largement suffisant pour faire tourner une famille de 4 ». Ou quand on me dit une énième fois que j’ai de la chance « de pouvoir me permettre » de travailler à temps partiel…et que cela m’agace…je réponds que c’est un choix, que j’investis la moitié de mon salaire pour acheter du temps libre. Tout ça pour en venir où ? Eh bien que j’ai fini par comprendre que les enfants de profs ne sont pas des enfants d’ouvriers sous prétexte que moi j’ai facilement obtenu ce diplôme. Soit dit en passant, je suis bien entendu à l’aise avec les parents d’élèves de familles modestes et sait comment les mettre à l’aise. Et que quand on vient d’une classe sociale, on a toute une série d’habitudes de vie qui coutent un certain budget. Qu’il n’est pas forcément facile pour un humain de vivre sous le niveau de vie de son enfance. Que ces collègues déclassés (Passés de catégorie A à B en 2010), qui mettent 22 ans à toucher deux smics alors qu’en 1970 c’était dès la première année, ne bouclent pas leurs fin de mois, car ils ne sont pas habitués aux façons de gérer l’argent et les activités de la classe sociale du dessous.
  3. Des années plus tard…fin 2019, mon corps physique ne pouvant plus tenir les journées en classe, et ne voulant plus maintenir physiquement des élèves qui se battent ou tentent de frapper mes collègues…je décide de tenter un concours A sans élèves et suis admissible au concours d’Attaché de conservation du patrimoine. J’ai passé la lourde sélection des écrits…où une personne sur 10 peut-être peut venir tenter sa chance aux oraux. 18 personnes seront au final retenues pour toute la France. Je passe donc 2 jours à attendre dans une grande salle d’attente, avec pour chaque épreuve entre 1H30 et 2H30 d’attente (pour tester les nerfs des candidats). Nous sommes à Pantin, où ironie du sort, la directrice d’une école vient de se pendre dans la rue d’en face pour dénoncer le fait que ces métiers deviennent tout simplement impossibles à exercer (et le Covid n’est pas encore passé par là…). Christine Renon, on pense encore à toi. Le jeu des regards est présent durant ces longues heures tendues, voire pour certains de stress intense. J’ai fait un effort vestimentaire, chemise blanche, montre, jean brut, chaussures en cuir cirées, veste…je suis maquillée. Mais je vois quand je regarde les autres qu’ils ont quelque chose de différent, dans la posture, la qualité des vêtements…Un jeune homme, prénommé Louis de … portant des moustaches à la Dali me fixe. Je me dis, si je vois qu’il est différent, rien qu’à son apparence, alors lui aussi me voit. Dans le langage, même chose : quand enfin je m’exprime à un oral sur la médiation culturelle et que je réponds au directeur du Conservatoire de Metz que le Pompidou-Metz permet d’amener de la culture dans un « territoire sinistré socialement », il se vexe. Je lui fais part du fait que le revenu moyen des villes et villages autour de Metz est parfois de 1600 à 1900 euros par foyer, il se tait sans pour autant accepter ce que je dis. Quand la femme bienveillante à côté de lui me demande ce que je ferais si je devais accueillir la Joconde dans mon musée Breton, et que j’éclate de rire en disant que c’est financièrement impossible…j’ai déjà raté mon oral. Dans ces oraux, la spontanéité et le rire sont éliminatoires. Gentiment, un autre examinateur se moque du fluo qui constelle mes notes. J’ai passé les écrits, parce qu’ils sont anonymes et que l’originalité de pensée infusée par mon vécu séduit visiblement. Mais j’ai échoué aux oraux, parce que je n’avais pas le niveau certes mais aussi parce qu’il existe une barrière, voire un fossé culturels. Lorsqu’on arrive à 18 ans dans un milieu avec une culture miss France et tour de France…ces 18 années ne sont pas forcément « rattrapables ». Tout ce qui s’est joué dans les bonnes écoles depuis la maternelle, les voyages, les discussions à la table familiale, l’environnement de livres et de culture dans la maison, les sorties culturelles, expos, cinéma, restaurants, etc…ont forgés des cerveaux plus à même de réussir ces études-là. Certains y parviennent, comme la fille de maçon en prépa qui a intégré l’école que je visais alors, où seules 12 personnes étaient prises en France chaque année. Pour compenser ce très grand fossé culturel, il faut selon moi un haut potentiel, et pas seulement 120 de QI ou une grande détermination…

Des anecdotes, j’en ai des centaines, mais je ne vais pas les écrire, il y aurait un livre entier et d’autres l’ont fait : les romans tels qu’ « En finir avec Eddy Bellegueule » d’Edouard Louis.

Je ne m’appesantirai pas non plus sur la pauvreté familiale, qui finit par devenir lorsque les transclasses n’en ont pas honte un mythe egotique quand on a changé de classe (mon père enfant mangeant du merle ou du hérisson, ma mère enfant dans une pièce à 5, ses parents cassant la glace dans le seau servant de salle de bain, mon grand-père mort de l’amiante en 1997 après avoir travaillé aux chantiers de l’atlantique, alors même que j’étais dans cette prépa, ce qui m’a enragée…).

  1. Pourquoi sort-on de sa classe sociale? Il faut une énergie puissante pour cela, soit par l’autorisation d’un ou plusieurs proches (ma mère notamment qui elle-même a fait trois ans d’études sans exercer beaucoup par la suite : femme au foyer mariée à mon père ouvrier) : merci Maman ! Sinon, un conflit de loyauté peut s’installer…car les enfants ne voudront pas forcément dépasser leurs parents. Soit par le rejet de la famille d’origine…Eddy Bellegueule, qui m’a fait pleurer lorsque j’ai lu son histoire en est l’incarnation. On peut aussi lire, lorsqu’on est concerné par ce vécu initial du vilain petit canard, le livre « Femmes qui courent avec les loups » de Clarissa Pinkola Estes, où un chapitre traite de ce mythe présent dans la psychologie de beaucoup.
  • On ne fait partie d’aucune classe. Car si on renie ses origines, il nous manquera toujours une partie de nous-même. Sauf qu’on devient obligatoirement différents de la classe d’origine, même si on continue à y évoluer pour voir notre famille. C’est comme naviguer entre deux mondes, car on ne fera jamais non plus complètement partie de la classe plus ou moins accueillante, même si on y est accepté. Mais est-ce si grave ? On se demande souvent comment les individus vivent ces passages…mais jamais ce qu’ils apportent aux structures de la société. Les transclasses font du lien, du lien entre des milieux fermés sur eux quoiqu’on en dise, en apportant des deux côtés une connaissance des autres milieux. Dans cette société qui était pyramidale…ils font le lien et renversent les « échelons » de « l’ascenseur » dans l’horizontalité. Ils participent, par leur présence et sans doute de manière énergétique, à ce que naisse l’époque fraternelle du Verseau, horizontale et liant les humains. A leur petit niveau.
  • Le plus important ce sont les rencontres, qui nous aident à grandir, APPRENDRE et nous accepter. Rencontres pas avec une classe sociale mais avec des amis et personnes de cœur, de tous les groupes, tous les lieux. Qui viennent enrichir notre personnalité et ouverture de conscience. Parmi mes amis, il y en a qui gagnaient 13000 par an, seule et d’autres 13000 euros par mois…Les transclasses pourraient devenir a-classe, et dans leur lignée, dans les centaines d’années à venir, tous les autres humains. Les qualités des différents cercles pourront se mutualiser (exemple: expression des émotions et spontanéité des classes sociales dites inférieures, venant nourrir les réflexions parfois plus construites des autres et inversement).

Emission d’Arte :


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