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Le drame de Mayerling raconté en 1917 par Alice Lafont

Publié le 10 mars 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

Le drame de Mayerling raconté en 1917 par Alice Lafont

Entourée d'une pitié et d'un respect infinis, nuancés par l'étiquette, Stéphanie, la femme de Rodolphe, debout et gainée de satin blanc, telle un grand cygne, souriait d'un sourire forcé en secouant ses boucles blondes, soucieuse de dissimuler les pleurs qu'elle n'avait cessé de répandre tout le jour. La veille au soir, à l'Opéra, on avait pu voir les acteurs principaux du drame impérial, indifférents à ce qui se chantait en scène, se lorgner, s'étudier, échanger mille signes imperceptibles et convenus, tandis que leur intime inquiétude et la curiosité surexcitée de toute une cour saturaient l'air d'inquiétantes effluves.

Presque mitoyenne de la loge des de Serres, située au rez-de-chaussée, se trouvait la baignoire de la baronne Veczera, née Balthazzi, femme de l'ancien consul d'Autriche à Alexandrie. Invariablement, deux fois par semaine, la baronne et ses filles passaient la soirée à l'Opéra.

Ce soir-là, Mary resta derrière le fauteuil de sa mère, se penchant d'ailleurs fréquemment en avant, en dépit des observations maternelles. Un peu à gauche, toujours au rez-de-chaussée, le Jockey-Club avait sa loge et Balthazzi, le sportsman fameux, l'oncle de Mary Veczera, - l'une des silhouettes les plus curieuses et les moins étudiées du drame, - y prit place, comme il le faisait souvent, allant durant les entr'actes, rendre visite à sa sœur et à ses nièces.

Vers neuf heures, l'archiduc Rodolphe, dont la présence était rare au théâtre, fit son apparition dans une des avant-scènes impériales du rez-de-chaussée, où se trouvait déjà, sans doute par ordre, gracieuse et parée, la triste Stéphanie, pour la dernière fois aux côtés de son mari, tandis qu'en face, dans l'avant-scène des archiducs, se dessinait la haute stature du prince de Bavière, l'éminent oculiste-mélomane, frère de l'impératrice Élisabeth, et oncle de l'héroïque et actuelle reine des Belges.

Au centre du théâtre, dans l'immense loge de gala, réservée dans la vie courante aux grands-maîtres et grandes-maîtresses de la cour, aux dames d'honneur et aux chambellans, se tenait ce fameux soir quasi historique, le comte Bombelles qui, lui aussi, ne devait plus remettre les pieds au théâtre puisqu'après le long deuil de Cour, un an après, il mourait de chagrin. Présente également, la comtesse Chotek, en tenue discrète, ne se doutant certes pas qu'elle deviendrait quelques années après, de par la mort qui planait ce soir-là sur la salle, belle-mère du successeur de Rodolphe.

La salle était resplendissante d'uniformes, de robes sobres, mais ouvertes et claires, l'usage ne voulant pas qu'au théâtre, qui commençait à sept heures et parfois à six, les femmes portassent des robes de bal. A son fauteuil habituel, le comte Neipperg, le fils de Marie-Louise, Impératrice des Français, un éternel et triste bandeau noir sur l'œil.

Entre cette soirée et la lugubre nuit du 30 janvier où tintèrent, fantômales, le long de la Wien, sous les fenêtres de la Staatsbahn, les sonnailles des mules qui ramenaient de Mayerling, sur la neige durcie, la dépouille mortelle de Rodolphe tandis que les moines du monastère voisin de Heiligenkreutz emportaient furtivement à l'aube, sur une civière, le corps de Mary Veczera, il ne s'écoula que soixante heures. Soixante heures, pendant lesquelles, interminables, cruelles, eurent lieu les dernières scènes de Rodolphe avec François-Joseph, les supplications du fils adjurant l'empereur de consentir à son divorce avec Stéphanie, et les réponses indignées et inflexibles de François-Joseph qui ne pouvait soupçonner la profondeur et la morbidesse de cette passion nouvelle et qui, bien stylé par le Saint-Père, cherchait à sauver son fils et sa dynastie.

Quel réveil, quelle macabre angoisse, quand la bourgeoisie et le peuple, auxquels une presse oflicielle et impénétrable mentait depuis plusieurs jours en donnant de multiples et invraisemblables détails sur le " fatal accident de chasse du prince héritier ", furent admis à défiler dans la chapelle de la Hofburg devant l'immense catafalque, haut de six à huit mètres, et contemplèrent comme dans un cauchemar, la face blème, les traits replâtrés de Rodolphe, dont la boîte crânienne, ou ce' qu'il en restait, avait été recouverte d'un bonnet noir à trois pièces !

Mayerling lieu qui resta mort et maudit pendant des années, dont les voitures mêmes ne purent longtemps approcher. Manoir sinistre, enfoui dans la futaie du Wicner-Waid et qu'on devait bientôt purifier en y élevant une chapelle funéraire. Moins dramatique, mais tout aussi mystérieux, le petit couvent voisin de Heiligenkreutz, également fermé aux visiteurs pendant des années, et qui contint quelques temps le sarcophage de l'ange déchu, avec ces simples mots, gravés sur la pierre blanche

MARIE, BARONNE DE VECXERA

L'histoire écrira exactement, sans doute d'ici peu, ce triste chapitre vrai qui ressemble trop à quelque cinquième partie d'un roman-feuilleton pour journal populaire ; mais il faut avouer que la discrétion humaine fut rare en la circonstance, car la vérité transpira mal et peu. Des sept ou huit témoins présents ou qui furent appelés immédiatement après le drame pour les constatations légales et qui tous donnèrent leur parole d'honneur de rester silencieux au moins pendant dix ans, quelques-uns moururent dans les trois années qui suivirent : Bombelles, le comte Zichy, le fameux cocher Bratfisch, facteur indispensable, - à cette époque ignorant l'automobile, - des nocturnes agapes du pavillon princier. Tous se turent ou eurent des confidents délicats, puisqu'à l'heure actuelle le public, voire même la presse, déçus de se heurter à un mur, cessèrent de rechercher l'exacte version.

La princesse Odescalchi dont le frère, le comte Zichy, était présent à Mayerling pendant la fameuse nuit du 30 au 31 janvier, hasarde, dans un article de la Revue des Revues du 15 octobre 1899, une version singulièrement troublante, peu contrôlée, peu répandue, rappelant par maints côtés, la légende de Dalila et où le couteau joue un grand rôle mais, en même temps, elle omet la successive entrée en scène de deux personnages importants, Cobourg, le beau-frère de Rodolphe, et Balthazzi, dont la venue et les paroles déclenchèrent probablement le coup de théâtre final.

Certainement il y eut un coup de revolver tiré, mais qui le tira ? Qui le reçut ? A qui était-il destiné ? Rodolphe ayant quitté le souper et gagné avec Mary ses appartements particuliers fut-il tué par une main amoureuse, criminelle ou simplement avinée ? Se suicida-t-il, après avoir tué sa maîtresse, comme d'aucuns l'affirment? Il avait, outre la cervelle fracassée, deux doigts coupés, - ce qui obligea à lui mettre des gants sur son lit de parade, - et plusieurs autres blessures qui semblaient provenir d'éclats de bouteilles et de verres. Certains compagnons de son dernier souper étaient blessés dans les mêmes conditions, mais légèrement. Et la vérité, en dehors du secret d'État, est d'autant plus difficile à percer que chacun, soucieux de décliner sa part de responsabilités, s'est placé sous un angle spécial, a vu différemment.

Avec un sourire de mépris, je note le mémoire grandiloquent de la baronne Veczera qui, traduit dans toutes les langues, coûta beaucoup d'encre à cette mère éplorée et pratique, des millions de florins à François-Joseph, et qui pose naturellement Mary en colombe du sacrifice, alors que la pnicesse Odescalchi nous la dépeint implacable et raffinée dans sa vengeance, cherchant avant tout à rendre son amant indigne d'un trône qu'elle ne pouvait partager et à priver François-Joseph d'une postérité directe. C'est alors, toujours d'après cette version, que Rodolphe, réveillé, dégrisé, fou de douleur et de rage, aurait tiré sur Mary et se serait tué ensuite.

J'inclinerais plutôt à croire que, saturée depuis son enfance d'exemples et de conseils déplorables, poussée comme elle le fut par un abominable entourage, se voyant enceinte et sur le point d'être abandonnée, Mary perdit la tête, menaça, s'arma, courut à Meyerling. Mais il est permis de penser qu'elle fut surtout un jouet entre les mains de sa mère et de cette experte comtesse Larish, cousine de la main gauche de Rodolphe, marraine de la funeste intrigue et qu'au fond du coeur, en dépit de ses calculs, elle aimait trop sincèrement Rodolphe pour l'outrager et le mutiler en le tuant. La sereine beauté qu'elle sut conserver dans la mort fait en effet supposer qu'il n'y avait eu ni scène de ce genre, ni lutte, mais plutôt une décision prise en commun.

Cette mort, sorte de rédemption morale, au-devant de laquelle elle semble avoir couru, n'implique donc pas, selon moi, l'idée de l'effroyable version donnée par la princesse Odescalchi.

Après d'interminables bénédictions du clergé, des obsèques imposantes et splendides que je contemplai, bouleversée, des fenêtres du palais Lobkowitz, après une longue année de prières et de larmes, Vienne, en 1890, et en dépit du sombre horizon, tenta de s'ébrouer. On refit de la musique. Même l'infortunée Stéphanie, soulevant son voile de veuve, patronna de nouveaux concerts de bienfaisance, tandis que François-Joseph, ayant nommé son successeur éventuel, méditait dans l'amertume et le mystère le projet vite abandonné de faire de la fille unique de Rodolphe, âgée de onze ans, son héritière légitime. [...]


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