La sale guerre de Poutine redessine les équilibres géopolitiques.
Date. «Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles/Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu/Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus/Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille/Qu’un obus a coupé par le travers en deux.» Ainsi poétisait Louis Aragon, en 1956 (la Guerre, et ce qui s’ensuivit, in le Roman inachevé). Alors que le chaos du fer et du feu progresse et que les mots semblent impuissants à traduire notre sidération et nos colères conjuguées, voilà donc le retour de l’Histoire par sa face la plus tragique, capable de menacer tous les équilibres du monde. Nous vivons un point de bascule considérable, un tournant historique que certains jugent aussi important, sinon plus, que le 11 septembre 2001 en tant que modification en profondeur des paradigmes qui pourraient conduire l’Europe et bien des institutions à renouer avec le primat du politique. Les conséquences s’avèrent d’ores et déjà incalculables en vérité et susceptibles de bousculer les imaginaires, les représentations et sans doute les mentalités. La pandémie avait écrasé les corsets budgétaires ; la sale guerre de Poutine redessine les équilibres géopolitiques. À tel point que le 24 février 2022 restera une date charnière du XXIe siècle, tel le surgissement de l’événement imprévisible – et si prévisible pourtant.
Ampleur. Sinistre stratège, ce Poutine! L’homme fort du Kremlin, quels que soient ses buts de guerre et ses raisons héritées du passé, aura en effet réussi à obtenir, en un temps record et au prix de milliers de morts et de destructions épouvantables, des résultats à l’opposé de ce que nous pouvions imaginer, voire de ceux qui étaient à l’origine recherchés. A-t-il divisé l’Europe? Non. A-t-il éloigné l’Ukraine de l’UE? Non. A-t-il renforcé le sentiment «russe» sur les territoires conquis? Non. A-t-il tué dans l’œuf le nationalisme ukrainien? Non. A-t-il hâté la fin de l’Otan? Non. En quelques jours de guerre fratricide, Poutine a relancé les sirènes de l’atlantisme : comment, en pleine guerre, la France pourrait-elle désormais assumer de sortir de l’Otan et du commandement intégré? Le bloc-noteur lui-même l’admet: cette perspective est devenue caduque, au moins pour un temps long. Par ailleurs, Poutine voit donc sa Russie mise au ban de la communauté internationale, comme cela s’est rarement vu depuis la Seconde Guerre mondiale – et pour une durée impossible à maîtriser. Tôt ou tard, les sanctions économiques, par leur ampleur, porteront leurs fruits.
Désastre. Sous le fracas des bombes, que rien ne justifiera jamais, il devient presque difficile de réfléchir en toute sérénité pour trouver le chemin d’un cessez-le-feu et d’une paix durable, comme tente par exemple de le faire Dominique de Villepin, l’un de ceux qui appellent à la désescalade et rappellent l’engagement formel, en 1991, des pays occidentaux de ne pas étendre l’Otan «au-delà de l’Elbe», comme l’atteste un document exhumé des archives britanniques et récemment publié par Der Spiegel. Sommes-nous audibles, à parler encore et encore des genèses? Devant ce désastre absolu, seuls les marchands de mort se frottent les mains. À un détail près: eux non plus ne savent pas ce qu’il adviendra demain, dans quelques mois, quand un paysage politique et mental nouveau, dont nul ne soupçonnait la possibilité jusqu’alors, aura franchi une nouvelle ligne d’horizon. Par la brutalité extrême, le continent européen redécouvre le tragique de l’Histoire, mais aussi, paradoxalement, une idée de puissance politique, alors qu’il se rêvait en vaste supermarché insouciant et postnational. Fallait-il des morts pour en arriver là? Et Aragon, toujours: «Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit/Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places/Déjà le souvenir de vos amours s’efface/Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.»
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 11 mars 2022.]