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Stefan Herheim met en scène le Peter Grimes de Benhamin Britten à l'Opéra de Munich

Publié le 12 mars 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

 Stefan Herheim met en scène le Peter Grimes de Benhamin Britten à l'Opéra de Munich

L'éclipse pendant le service religieux. Le pasteur, Ellen et l'enfant
Now the Great Bear and Pleiades where earth moves
Are drawing up the clouds of human grief
Breathing solemnity in the deep night
Who can decipher
In storm or starlight
The written character
Of a friendly fate
As the sky turns, the world for us to change?
But if the horoscope' s bewildering
Like a flashing turmoil of a shoal of herring
Who can turn skies back and begin again?

Alors que le public prend place à l'opéra de Munich pour y assister à une représentation de Peter Grimes de Britten, il peut à loisir contempler le décor. Il n'y aura pas de lever de rideau. Il y voit une grande salle très sobre, une construction en bois dont la voûte en berceau évoque la carène d'un navire, avec un effet de perspective qui conduit le regard vers le fond de la salle où se trouve mise en abyme une scène fermée par un rideau, à laquelle on peut accéder par deux petits escaliers latéraux. À droite un pupitre orange, seule couleur qui attire l'attention, tranchant sur le brun clair du bois naturel et le gris du rideau. Une fenêtre latérale apporte la clarté d'un soleil qui semble du matin. Une seule porte d'entrée percée d'un hublot permet l'accès à la salle. La césure du grand rideau rouge étant supprimée, les spectateurs sont de facto intégrés à l'action qui va prendre place, ce qui va se jouer là est aussi notre histoire. 

Une fois que l'orchestre s'est accordé, on entend les bruitages d'un bord de mer. Les cris rauques des mouettes et les cris sonores et stridents ou les jappements plaintifs des goélands qui jacassent, les rugissements et les sifflements du vent, le bruit de la houle et celui des vagues qui se brisent sur les rochers. On s'en étonne, car lorsqu'on connaît la puissance évocatrice de la musique de Britten, on se demande ce que ces bruitages peuvent bien apporter, mais à la fois, à l'instar de l'absence de rideau, ils participent de l'intégration du public transporté en bord de mer à l'action. En fin d'opéra, la salle est à plusieurs reprises éclairée. Ce troisième procédé a lui aussi pour effet de contribuer à éliminer la césure entre la salle et la scène et d'intégrer les spectateurs à la foule des villageois. 

Le metteur en scène norvégien fait avec Peter Grimes une grande entrée triomphale à l'opéra de Munich en proposant une approche passionante de l'oeuvre d'abord basée sur la musique: violoncelliste par sa première formation, il fait de la musique le moyen dramatique déterminant : sa mise en scène s'inspire, — ce sont ses mots, — "de l'efficacité, de l'économie et de la musico-théâtrales de Britten ". Ceci étant posé, sa lecture de l'oeuvre est également au plus proche du livret de Montagu Slater, dans lequel le mystère de Peter Grimes n'est pas levé. Le nom de Peter Grimes est porteur de l'ambiguïté que le le texte de l'opéra se refuse à résoudre : le prénom est celui de l'apôtre, un roc sur lequel l'église, la communauté, prend son assise, mais le nom Grimes évoque en anglais la crasse, la souillure (grime). La question est de savoir d'où vient cette crasse : est-elle inhérente au personnage, de son fait, ou provient-elle de la vindicte populaire qui le salit et en fait le bouc émissaire des malheurs de la communauté et du monde ? Le second mousse et Peter Grimes sont revêtus d'un même costume, d'un blanc immaculé pour l'innocent orphelin, d'un blanc souillé de salissures sans nombre pour Grimes. 

Le prologue du premier acte commence par une espèce de procès public : suite à l'enquête judiciaire qu'il a menée, le maire du village, Swallow, déclare face à l'assemblée villageoise réunie que Peter Grimes ne porte pas la culpabilité du décès de son mousse mort de soif sur son bateau qui a dérivé trois jours suite à une tempête. Mais la rumeur de l'assassinat enfle. À la fin de l'opéra, suite au décès d'un second mousse. aucun des rares alliés de Grimes ne parviendra à tempérer la vindicte publique et à stopper la chasse à l'homme qui s'ensuit. Et le puissant Balstrode, autrefois son défenseur, incite Peter au suidice en l'enjoignant à partir en mer et à saborder son bateau. La pièce se termine par un suicide assisté. La rumeur l'a emporté sur la justice. 

Contrairement à la plupart des metteurs en scène, Stefan Herheim ne cherche pas à dresser un portrait psychologique de Peter Grimes qui le définirait comme homosexuel, pédophile ou brutal, mais s'intéresse bien plus au phénomène du comportement normatif et grégaire de la foule des villageois qui transforment Peter en victime sacrifielle. Le metteur en scène fait du choeur le personnage principal de l'opéra. La foule est au coeur de la représentation, ballottée et emportée par les mouvements de ses tempêtes intérieures. Stefan Herheim réussit de somptueux mouvements chorégraphiques qui collent aux envolées musicales comme si les villageois, réunis sur le pont d'un navire, étaient emportés d'un bord à l'autre par un violent tangage .

Le décor très réussi de Silke Bauer, avec sa voûte en coquille, fonctionne comme un amplificateur sonore qui souligne la puissance du choeur et répercute aux mieux le chant, dont les paroles sont souvent très compréhensibles. Un décor unique qu'une machinerie ingénieuse et des jeux de rideaux permettent de déployer ou de réduire pour répondre aux lieux de l'action : il se transforme en église ou en cabane, en pub-lupanar ou en salle communale. La scène sur la scène reçoit les jurés du tribunal ou s'escamote pour se transformer en espace de danse pour une fête populaire. Lorsque le rideau de scène est ouvert, la paroi de fond reçoit les vidéos de Torge Møller qui déploient la magie mystique de la voûte céleste ou celle d'une éclipse d'un soleil que vient enténébrer la lune, la fascination des richesses de la mer avec l'affollement de ses bancs de poissons, l'épouvante d'une tempête.  

Serge Dorny et l'opéra de Munich ont su s'assurer le concours de spécialistes de la musique de Britten. Le chef britannique Edward Gardner, en brittenien confirmé, fait merveille à la tête du Bayerisches Staatsorchester. Son enregistrement de Peter Grimes chez Chandos fait référence. Sa direction sensible et concentrée restitue parfaitement le tempo et les couleurs de la partition. Il rend très précisément compte de l'architecture de l'oeuvre et nous entraîne dans le kalédioscope marin d'une musique qui suit les fluctuations de la mer, fait entendre les cris des oiseaux tout en plongeant dans les sinistres profondeurs de l'âme humaine, de sa petitesse, de ses terreurs et de ses espoirs déçus. Stuart Skelton apporte son expertise au personnage de Grimes, un de ses rôles fétiches. Il négocie avec une grande beauté lyrique le célèbre air de la fin du premier acte "Now the Great Bear and Pleiades" en lui conférant une intense beauté spirituelle : Peter entre dans la taverne pendant une terrible tempête, la foule qui y est rassemblée est déjà tendue, et l'aria calme de Peter ne fait qu'exacerber les tensions. Stuart Skelton semble se jouer des embûches de cette aria avec la douceur de ses notes répétées dans la zone de passaggio. La prise de rôle réussie de Rachel Willis-Sørensen en Ellen Orford remporte tous les suffrages : la grande soprano américaine exprime avec une sensibilité confondante l'amour, le dévouement, les doutes et les errements de l'âme de la maîtresse d'école qui espère sortir de son veuvage. La justesse de son interprétation très émouvante du douloureux air de la broderie (Embroidery aria) est un des moments les plus poignants de la soirée. Le puissant baryton Ian Paterson domine sans problème la force de frappe percutante et la colère du choeur, magnifique au demeurant. Claudia Mahnke donne une Auntie percutante, sûre de son fait en patronne de pub, entourée de deux nièces provocantes porteuses de jupes fort courtes et de couettes à la Sheila, interprétées par Lindsay Ohse et Emily Pogorelc.  Le mousse  est interprété par le jeune et talentueux Jakob Biber qui fait preuve d'une qualité et une finesse de jeu à brûler les planches.

Lorsque le grand rideau de scène est tiré, la salle reste un moment muette avant que ne se déchaînent les applaudissements. C'est que le Peter Grimes de Stefan Herheim interpelle, il souligne avec justesse les échecs d'une humanité qui stigmatise et condamne à mort sans prendre jamais la mesure de sa petitesse et de son abrutissement. Cet opéra mystique, que Peter traverse comme un fantôme dont les rêves étoilés seront noyés dans les abysses, propose un parcours spirituel à rebours qui conduit au désespoir et à la dépression. 

Peter Grimes peut se voir en vidéo à la demande jusqu'au 9 avril 2022 sur le site de la Staatsoper.tv ou en salle, ce 13 mars (quelques places restantes) et les 9 et 12 juillet 2022.

Crédit photo : Wilfried Hösl


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