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Edmond Rostand — L'Opale [des Habsbourgs], un poème-pamphlet en temps de guerre (1915)

Publié le 13 mars 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco
Edmond Rostand — L'Opale [des Habsbourgs], un poème-pamphlet en temps de guerre (1915)
Un poème qu'Edmond Rostand rédigea et publia dans le Figaro en temps de guerre, le 28 octobre 1915 et la même année dans Le vol de la Marseillaise son recueil de poèmes sur la guerre. Le 19 octobre 1915, le Journal publait l'information suivante, dont Rostand s'est emparé pour composer son poème-pamphlet :Edmond Rostand — L'Opale [des Habsbourgs], un poème-pamphlet en temps de guerre (1915)
L'OPALE ...Il serait question de mettre en vente la grande Opale des Habsbourgs..."(Les Journaux)
Le Kayser de Berlin parle au Kayser de Vienne.« Sire, les temps sont durs, et qu'il vous en souvienne !Je vous fais un grief De n'avoir pas vendu, pour que je sois plus riche,L'Opale du Trésor Impérial d'Autriche ! » ?« Quoi ? » dit François-Joseph.
C'est un bon vieux, couvert de crimes et de rides,Qui semble avoir, par farce, au masque des AtridesCollé deux favoris. « Quoi ?  » dit-il, d'une voix gâteuse et guillerette.Et sous le triple pont d'un képi d'opérette  Ses yeux sont ahuris.
 « Que Votre  Majesté se moque de La Mienne,Mais le marc de café de la bohémienneEt l'étoile des cieux me font peur, et j'ai peur de la mauvaise carte, Depuis qu'on m'a conté qu'un nommé Bonaparte Fut superstitieux.J'ai peur de cette Opale.Entre nous, je préfère Que l'on s'en débarrasse en faisant une affaire,Sur un vague quidam.Elle porte malheur, votre pierre, historique.Qu'on la fasse acheter parun fou d'Amérique,Par un juif d'Amsterdam ! »
« Malheur? » dit le Vieillard, mâchonnant ses réponses,« Une opale splendide ? et pesant dix-sept onces ?D'une telle valeur Qu'elle est digne d'orner la tiare papale ?Je ne croirai jamais qu'une pareille opale Puisse porter malheur ! » 
«  L'opale du Trésor Impérial d'AutricheEst un fétiche, Sire ! » -«Eh bien, c'est un féticheQui travaille à rebours !La Marne nous conseille, et l'Yser, et la Meuse,De la vendre. Vendonsl'Opale ! » — « La fameuse Opale des Habsbourgs ? »
« Oui, puisqu'elle éteint l'astre et sèche la corolle!Sire, rappelez-vous le Passé ! Ma parole...(J'ose-dire) d'honneur,C'est au point qu'auprès d'elle on est tenté de croire Que le Diamant Bleu de funèbre mémoire Est un porte-bonheur !
« Il ne serait pas juste, en somme, que je fisse Alliance avec l'Ombre, avec le Maléfice,Avec le Mauvais Oeil !Donnez-moi vos soldats et vendez votre Opale !Elle a peut-être été la cause principale Du désastre et du deuil ! » 
Ainsi gronde le Tigre. Et le vieux Chat ronronne :« Mais l'Opale ne m'a rien fait perdre ! » — « Et Vérone?Venise ? Elle ne t'a Rien fait perdre, en effet, que, toujours, la bataille !Et quel règne ! Un bruit sourd de potences qu'on taille! Ce soufflet, Magenta !
« L'éternel tremblement devant ceux qu'on opprime ! L'horreur d'avoir pour nous, sans toucher une primeTrahi le Danemark !Et, troussant ton manteau d'Etats qui se bigarre,Sadowa, coup ,de pied qu'en fumant un cigare T'administre Bismarck !
« Tout cela... » — « Bah ! » dit l'homme à l'âme peu meurtrie, Pour lequel tous les maux soufferts par la PatrieNe sont pas convaincants,Et qui d'un Strauss lointain écoute le trombone.,« Bah ! » dit le vieux, pensif, « l'Opale me fut bonne : J'ai quatre-vingt-cinq ans!
«  Que diable; voudrait-on que je lui reprochasse,Puisque je mets encor, pour aller à la chasse,Mon petit feutre vert? »— « Sire, et le pavillon secret d'où l'on emporte Deux, corps, pour que ton fils, mort auprès d une morte,Ne soit pas découvert? »
« Bah ! » dit le vieux Nemrod, sec comme un coq de roches, Et qui garde toujours ses pleurs dans les deux poches Qu'il a sous les deux yeux.« Et Celle dont le coeur solitaire et sublime Méritait un poignard moins abject qu'une lime? »« Bah ! » dit le Veuf Joyeux.
Et ce Viennois sifflote une valse. Inutile De chercher le Roi Lear, car ce monstre futile N'est que le Roi Lehar.«  Et ceux qu'on a tués dans le landau, naguère? —«  Bah! sans cet accident aurions-nous eu la guerre? » Répond le bon vieillard.
— « Tais-toi! Vends ce.bijou qui s'allume ou se fane ! Vois, à l'intérieur du cristal hydrophanePlein de mauves cloisons,Tourner un lait perfide et se casser un prisme Où somnole, parmi, les pourpres du sadisme,L'absinthe des poisons !
« Vends l'Opale ! En ce piège où sont prises des âmes Vois le rouge du feu qui fit flamber des femmesDans des robes de Worth ?Le bleu de l'eau témoin du crime de Genève,Et le gris de la brume où fondit comme un rêve Le Vaisseau de Jean Orth !
» Vends l'Opale ! » — « Trop tard ! » dit l'Opale vivante. « On ne me vendra pas si l'on me met en vente.Et je n'ai pas fini !L'Opale est de Hongrie, et fidèle, et sournoise,Veut, plus que les Hongrois étant restée hongroise, Venger. Batthyany ! »
Guillaume crie en vain : « Vendez la belle pieuvre ! » L'Opale dit tout bas : « J'achèverai mon oeuvre,Et, poulpe radieux, Etendant mes rayons comme des tentacules,J'irai, pour les brûler, dans tous leurs crépuscules, Toucher ,tous les Vieux Dieux !
«  Sire, vous garderez le bijou des ancêtres.Je veux voir, moi qui, triste, ai vu souffrir des êtres,Comment souffre un pantin ! Je suis Celle qui fut dans la prison du Temple Et-dans l'Escurial ! Habsbourgs, je me contemple Dans tout votre destin !
« On me trouve partout. Quelle est cette brûlure,Baronne Verczera, dans votre chevelure?L'Opale ! Et l'oeil terni Que tourne vers la mort l'Archiduc en goguette ?L'Opale ! Et l'oeil glacé de Juarez, qui guette?Et l'oeil de Lucheni?
» L'Opale! Et Potiorék fuyant devant les Serbes? L'Opale ! Et quand Juillet rit dans les parcs superbes,Lorsqu'aux frontons heureux Le nid suspend son ode et le rosier sa strophe,L'Opale sait déjà ..quelle est la catastrophe Qui descendra sur eux!
«  Se défait-on du Spectre, et vend-on le Succube ?Demain, s'il me jetait ce soir dans le Danube,Ce morne Roi penché Retrouverait chez lui mon quartz démoniaque,Rapporté nuitamment par quelque Bosniaque Qui l'aurait repêché!
« L'Opale ne veut pas sortir de la famille,Roi ! Dans l'ombre où déjà l'Euménide fourmille,L'implacable joyau Veille. Et du châtiment qui, comme un lent sarcome, Commence à travailler ta chair et ton royaume,L'Opale est le noyau !
« Moi qui sais, pour punir les fautes réversibles,Quels beaux fronts innocents j'ai donnés comme ciblesÀ la Fatalité,Croit-on que maintenant quelque chose m'arrête,Quand je vais attirer sur une affreuse tête Un malheur mérité?»
Et c'est en vain qu'on crie : « Avis au lapidaire ! Une pierre historique, et même légendaire !Douze cent mille francs !Pour cause de massacre, à céder tout de suite !L'Opale dit les mots qui font prendre la fuite,Sans cesse, aux plus offrants !
Le prix baisse. « Onze cent mille francs ! » On affiche : « Opale du Trésor Impérial d'Autriche !Grosse comme le poing! — « Sarajevo ! » dit-elle. Et l'acheteur est pâle.On crie : « Un million ! »  « Meyerling ! » dit l'Opale.On ne l'achète point.
Elle nomme, agitant sa tragique auréole,L'échafaud d'un martyr, la maison d'une folle,.Le jardin d'un bourreau !Et l'on sent qu'elle exhale une vapeur mortelle.« Cent mille francs ! » crie-t-on. « Schoenbrunn ! » murmure-t-elle,Ou bien : « Queretaro !»
Et l'on voit un enfant qu'assassine un ministre ;Dans l'aube mexicaine on entend le sinistreRoulement de tambours...On fuit!...
El nous lirons aux Petites Annonces : « A vendre. Occasion. Cinq cents francs. Dix-sept onces ?" L'OPALE DES HABSBOURGS ! »
Edmond Rostand,de l'Academie française
Edmond Rostand — L'Opale [des Habsbourgs], un poème-pamphlet en temps de guerre (1915)L'empereur de la mort, une caricature de Leonetto Cappiello (1914)

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