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La fille qui venait de comprendre que le courant alternatif n’est pas seulement un mouvement cinématographique indépendant kazakh  des années 70

Par La Chose
La fille qui venait de comprendre que le courant alternatif n’est pas seulement un mouvement cinématographique indépendant kazakh  des années 70

Avec Loutre, on passe beaucoup de temps à parcourir les champs naturels de notre campagne bretonne.

C’est pas vraiment qu’on en a envie, c’est plutôt qu’on a pas trop le choix, vu que nos chèvres, souvent, elles se barrent de leur pré pour aller manger les blés et les maïs élevés par le père Le Goff (et ça fait toujours des histoires).

L’autre jour, c’était la troisième fois en une semaine qu’elles se faisaient la malle, mais on s’en est pas rendu compte tout de suite, vu que moi j’étais en train d’atomiser des nazis sur ma console et que Loutre donnait un cours en visioconférence (« Le management d’équipe bienveillant : stopper les violences intrinsèques et les non-dits dans l’écosystème de l’entreprise ») (moi non plus je comprends pas trop le titre, mais ça fait quand même vachement sérieux).

Donc j’étais en train de faire sauter un dépôt de munitions à côté de Hanovre (y’avait plein de snipers partout, et aussi des sentinelles avec des chiens qui disaient « Wir werden den Amerikaner bekommen ») (les sentinelles, pas les chiens), quand on a frappé à la porte, et c’était le père Le Goff.

-Koissé ? j’ai dit (j’étais pas trop jouasse de devoir laisser ma partie, j’avoue)

-Dites voir, y’a encore vos PUTES A CORNES qui sont en train de bouffer mon maïs !

-Koissa ?

-Véronique et Davina, là, Heckel et Jeckel, Mussolini et Franco ! Dans mon champ, en train de faire une putain de Blitzkrieg ! Attila et Gengis Khan en pleine razzia !

-Oué ?

-Va falloir bouger ton cul et les récupérer fissa, sinon je m’en vais te faire le méchoui du siècle, moi ! T’entends, la PARISIENNE ?

Alors moi, si y’a une chose que je supporte pas, c’est que les gens de la campagne m’appellent « parisienne ». Déjà parce que j’habite plus à Paris depuis très longtemps, et puis surtout parce que quand ils te disent ça, ils veulent que tu comprennes bien que t’es juste une débile légère qui va faire ses courses chez Monoprix au rayon « Bio et équitable » et qui achète plein de sacs très à la mode et très chers en prenant sa grosse voiture pour faire 200m jusqu’à la Place de la Concorde, et aussi que tu vas boire des coups au Banana Café le samedi et que tu manifestes pour la planète le dimanche. Et moi, j’achète pas de sacs très chers et j’ai même pas de grosse voiture, et je vais plus aux manifs (la dernière fois, j’ai cru aller manifester pour le mariage homo et en vrai c’était un truc pour demander que les agriculteurs gagnent plus de sous, et j’ai pas vu le tracteur, et Loutre a eu beaucoup de mal à me retrouver sous les deux tonnes de fumier, et j’ai été très malade).

– JE SUIS PAS UNE PARISIENNE, j’ai dit (en majuscules). OK JE VAIS LES CHERCHER (connard)

J’ai pas dit « connard » en vrai, parce que le père Le Goff il ressemble un peu à Guy Carlier, sauf qu’il est blond, et imagine s’il me donne une baffe, le coup du fumier ce sera juste une petite blague à côté.

J’ai mis mes bottes de parisienne (celles avec le symbole « peace and love » dessus) et je suis partie chercher Harry et Sally, qui étaient vachement loin dans le champ de maïs.

Loutre me dit toujours de bien regarder où sont les fossés quand je pars dans la campagne, et je lui demande toujours si j’ai l’air aussi bête que ça et si je ressemble à Diane Keaton dans « Baby Boom » (non mais sans blague).

Donc je suis tombée dans le premier fossé, qui était plein d’orties, et aussi dans le deuxième, qui était plein de ronce et aussi plein d’eau sale, et le temps que j’arrive jusqu’aux deux sosies d’Adolf et Eva, y’avait toutes les mouches noires du coin qui avaient bien compris que c’était open bar et qui étaient venues me tourner autour, et je suis encore tombée en essayant de les chasser (je faisais des grands moulinets avec mes bras, mais comme j’avais de la vase dans les yeux, je voyais pas très bien où je marchais).

Harry et Sally, ils me regardaient arriver en me regardant comme si j’étais la créature de Frankenstein, peut-être parce que je sentais pas très bon et que je saignais un peu de partout, et aussi que j’arrêtais pas de crier « enculé de bordel de merde, ta mère », et ils faisaient des gros yeux ronds, et je sentais qu’ils allaient se barrer en courant, alors j’ai arrêté de bouger et j’ai fait « houuuuuu les p’tits biquets, comme ils sont mignons les p’tits biquets », et bien sûr ils sont partis au galop vers la ferme du Claude, qui est à deux kilomètres de la maison, et j’ai recommencé à dire plein de gros mots très fort en sautant sur place.

Quand j’ai réussi à ramener les chèvres dans leur pré, c’était l’heure du déjeuner et Loutre était en pause dans sa formation très intéressante et très importante.


– Bah t’étais où ? Et… snif…snif… MAIS QU’EST-CE QUE C’EST QUE CETTE ODEUR ?

Alors j’ai commencé à pleurer, j’ai dit que j’étais pas une parisienne, que j’avais réussi à rattraper deux animaux très sauvages, toute seule et sans personne, et que même je m’étais blessée gravement mais que j’avais continué, que je détestais les agriculteurs, que je détestais TOUT LE MONDE et que je SAIGNAIS beaucoup et qu’il allait encore falloir aller aux urgences de Saint-Goitre mais que c’était PAS MA FAUTE, et que ma console de jeu s’était mise en veille et que j’avais perdu TOUTE ma progression à Hanovre et que les nazis allaient réussir à faire sauter le pont sur le Rhin A CAUSE DE MOI et que je venais de faire foirer le débarquement de Normandie.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? a dit Loutre.

Alors je lui ai raconté le coup des chèvres qui avaient migré illégalement chez Le Goff, et Loutre a dit que bon, ça suffisait comme ça, qu’on allait pas non plus passer nos vies à courir après des bestioles qui puaient le fromage rance, et qu’on allait acheter une clôture électrique.

Dans le magasin spécialisé, on a acheté une grosse boîte dans laquelle il y avait tout ce qu’il fallait, et aussi un gros cube en métal avec des boutons et des trous bizarres.

– C’est quoi ? j’ai demandé. Un tableau de commande ?

– C’est la batterie, stupide, a dit Loutre.

– Ce serait pas une PARISIENNE ? a demandé le monsieur à la caisse.

De retour à la maison, on a déroulé des kilomètres de truc en plastique de toutes les couleurs accrochés à des piquets, c’était très joli, et les chèvres aussi ont trouvé ça très joli, tellement joli qu’elles ont commencé à le manger. Du coup, c’était pas facile de planter les piquets pendant qu’elles tiraient sur le plastique, et c’est pour ça que j’ai loupé mon coup et que j’ai enfoncé le piquet dans mon pied gauche, et que j’ai recommencé à sauter sur place en criant des choses sales, et on a dû partir aux urgences de Saint-Goitre pour que le docteur Pilchard me fasse un pansement (il rigolait tellement qu’il avait du mal à poser les compresses).

– Z’êtes vraiment une PARISIENNE, il a dit, et Loutre m’a donné un grand coup de coude juste avant que je puisse lui demander s’il voulait pas aller se faire mettre quelque chose de pointu et de long dans le rectum.

On a fini par réussir à installer tous les piquets et les machins en couleur, et Loutre m’a dit qu’il fallait brancher le truc appelé « électrificateur » pour que ça fonctionne.

Moi, je savais pas du tout quoi faire, alors Loutre m’a dit plein de choses à propos des bornes positives et des bornes négatives, des prises de terre et encore d’autres choses. Loutre connaît plein de choses très utiles sur l’électricité (moi je connais plein de choses sur les soldats nazis et les dépôts de munition qu’il faut faire sauter, alors on se complète bien, je trouve).

Donc j’ai branché un fil dans le gros cube en métal, et ensuite j’ai branché l’autre, et j’ai vaguement entendu Loutre se mettre à crier que « NON, pas celui-là ».

Et là, y’a eu comme un gros éclair, et après je me souviens plus de rien.


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