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Il y a cent ans : L'Ukraine de 1918 au regard des services diplomatiques français (2) La nationalité ukrainienne

Publié le 24 mars 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

Il y a cent ans : L'Ukraine de 1918 au regard des services diplomatiques français  (2) La nationalité ukrainienne

Le bleu et le jaune, les deux couleurs du drapeau ukrainien, furent adoptés en 1918, lors de la première indépendance par la République populaire. Elles composent de nouveau le drapeau officiel de la nation après l'indépendance qui est la conséquence de la dislocation de l'Union soviétique fin de l'année 1991. (photo et texte explicatif hors article)

Voir le premier article sur le sujet : https://luc-henri-roger.blogspot.com/2022/03/il-y-cent-ans-lukraine-de-1918-au.html
Source du texte : Bulletin périodique de la presse russe du 23 septembre 1918,France , Ministère de la guerre  / Ministère des affaires étrangères (via BnF - Gallica)
I- — LA NATIONALITE UKRANIENNE     Les Ukrainiens constituent-ils une nationalité, c'est-à-dire un groupe ethnique ou historique bien défini, ayant conscience de son individualité et apte à former un Etat séparé ? On a débattu passionnément le pour et le contre sans arriver à une solution qui rallie tous les suffrages. Mais, sans vouloir préjuger du fond du débat, le fait seul qu'on puisse poser cette question prouve que la nationalité ukrainienne est beaucoup moins bien définie que les nations tchèque et polonaise.    Il est déjà très caractéristique que ce peuple n'ait pas de nom ou plutôt qu'il en ait trois à peu près synonymes qui ont chacun leurs partisans et qui ont prévalu à différentes époques de l'histoire : Ruthènes, Petits Russiens, Ukrainiens. Le nom primitif du pays du Dnipr (1), berceau de l'Empire russe, était Rous, appellation d'origine Scandinave, apportée au 9e siècle par les princes variagues, qui subsiste dans les termes de Roussyne, Ruthène. La Mer Noire est appelée dans les vieilles cosmographies Mare Ruthenicum. Mais à partir du 13e siècle, la Moscovie, héritière de la principauté de Kiev, s'appropria ce nom de Rous et l'appellation de Ruthène ne se maintint que dans une petite portion du domaine ukrainien : la Galicie. — Pour être moins ancien, le nom de Petite Russie est cependant, contrairement à l'opinion commune, d'origine médiévale. Dès le 14e siècle, mikra Rôsia désigne en grec dans les documents du patriarcat de Constantinople le diocèse de Galicie. En 1335, le prince de Volynie Georges Boleslas s'intitule : dux totius Russiæ minoris. Ce vocable fut imposé administrativement à partir du 18e siècle par la bureaucratie de Pétersbourg, avec l'intention évidente de marquer une certaine dépendance ou sujétion des Petits Russiens (Malorossy) vis-à-vis du peuple dominateur : les Grands Russiens (Velikforossy). — C'est pour éviter cette équivoque blessante et pour bien marquer qu'ils n'étaient pas les frères inférieurs des Grands-Russiens que les nationalistes ont rejeté cette appellation et fait prévaloir le terme d'Ukrainiens qui englobe les deux éléments de la nation : Petits Russiens de Russie et Ruthènes de Galicie.    Ce nom d'Ukraine n'est peut-être pas très heureusement choisi : car il n'a aucune signification précise au point de vue géographique et historique. Une Ukraine ou plutôt une Oukraïne (2) est par définition un pays frontière, une Marche. Le mot dérive de la racine Krai qui signifie limite, bordure, extrémité ; il peut s'appliquer à toute espèce de confins et conviendrait tout aussi bien à la Finlande, à la Bessarabie ou au Caucase. L'ancien Empire russe était entouré de toute une ceinture d'Oukraines ou d'Okraïnes. Par une restriction de sens analogue à celle qui s'est produite pour la Marche qui désigne des provinces bien définies (Marche du Limousin, Marche de Brandebourg, etc.), le terme d'Ukraine a fini par être réservé aux confins méridionaux de la Pologne et de la Moscovie comme si c'était " le pays frontière "par excellence.    Rien de plus vague et de plus arbitraire que les limites de ces confins. La géographie n'a marqué aucune barrière naturelle entre le nord et le sud de la grande plaine russe. On peut considérer qu'à l'est la frontière naturelle de l'Ukraine est jalonnée par le cours du San, affluent de la Vistule, qui la sépare de la Pologne, par la crête des Carpathes qui la sépare de la Hongrie et par le Dnistr qui la sépare de la Bessarabie roumaine. Mais ce tracé n'est qu'approximatif. Car il y a environ 400.000 Ougro-Russes de race ukrainienne qui débordent sur le versant occidental des Carpathes, dans les comitats hongrois d'Ung et de Maramaros et en Bessarabie 200.000 Ukrainiens sont noyés au milieu de 2 millions de Roumains. Au sud, l'Ukraine est bornée par la Mer Noire : mais sa façade maritime est très resserrée entre l'embouchure du Dnistr et celle du Don, d'autant plus que la presqu'île de Crimée peuplée de Tatars musulmans ne fait pas partie de son domaine ethnographique. Au nord et à l'est, la limite qu'on peut tracer entre la Grande et la Petite Russie est estompée et flottante et sera toujours sujette à contestations et à revisions. Elle coupe les gouvernements de Tchernigov, de Koursk et de Voronèje. A l'est, le territoire des Cosaques du Don qui sont Grands Russiens s'enfonce comme un coin , entre l'Ukraine du Dnipr et son prolongement de la Kouban où émigrèrent au XVIIIe siècle les Cosaques Zaporogues, L'axe de cet immense territoire est le Dnipr, fleuve sacré des Ukrainiens, qui tient dans leur légende et dans leur histoire la même place que la « matouchka Volga » dans le folklore moscovite: et cela à plus juste titre, car la Volga n'est russe que dans son cours supérieur et devient de Kazan à Astrakhan un fleuve musulman.    On peut définir géographiquement l'Ukraine : le pays du Dnipr. C'est sur les bords du large fleuve, en amont des cataractes (porohy) où son lit se resserre, que s'élève sur de hautes terrasses coupées de ravins abrupts la métropole ukrainienne : Kiev.    Avant d'être l'artère centrale de l'Ukraine, le Dnipr a servi longtemps de frontière. Le vaste territoire compris entre les Carpathes et les premiers contreforts du Caucase n'a jamais formé le cadre d'un Etat unitaire. Historiquement, on peut distinguer au moins quatre Ukraines qui ont suivi des destinées divergentes : l'Ukraine orientale ou de la rive gauche du Dnipr qui fut annexée par la Moscovie en 1654, l'Ukraine occidentale ou de la rive droite que la Pologne conserva jusqu'en 1793, l'Ukraine des Carpathes ou Galicie qu'elle dut céder à l'Autriche en 1772 et enfin l'Ukraine de la Mer Noire ou Nouvelle Russie qui ne fut colonisée qu'à la fin du 18e siècle. Entre tous ces fragments d'Ukraine il ne pouvait y avoir ni traditions ni aspirations communes. La diversité des dominations politiques se reflète encore aujourd'hui dans sa structure sociale et économique.    Le pays est aussi peu homogène au point de vue ethnique qu'au point de vue historique. La population de race ukrainienne est très inégalement répartie des Carpathes au Caucase. Elle atteint 98 0/0 dans- le gouvernement de Poltava, 86 0/0 dans celui de Tchernigov, environ 80 0/0 dans les gouvernements de Kiev, de Kharkov, de Volynie. Tout autour de ce noyau la proportion des Ukrainiens baisse : elle n'est plus que de 69 0/0 dans le gouvernement d'Ekaterinoslav, de 54 0/0 dans le gouvernement de Kherson, de 42 0/0 en Tauride.    Non seulement les minorités d'allogènes sont très importantes par le nombre. Mais elles représentent en face des Ukrainiens qui sont une démocratie rurale, l'aristocratie de la richesse et de l'intelligence. En Volynie, en Podolie, en Galicie, la grande et la moyenne propriété sont entre les mains des pans polonais. Dans tous les grands centres urbains, la majorité appartient aux allogènes parmi lesquels se recrute la classe cultivée (intelligentsia). La métropole de la Galicie orientale Lviv que les Polonais appellent Lwôw (pron. Lvouv),- les Russes Lvov, les Autrichiens Leopol et les Allemands Lemberg (3) est aux trois quarts polonaise : sur 200.000 habitants on n'y compte que 20.00 Ruthènes. Le grand emporium de la Mer Noire Odessa est une ville essentiellement cosmopolite où les Ukrainiens se perdent dans la foule des Juifs, des Arméniens, des Grecs, des Moldaves et des Allemands. Quant à la capitale Kiev, les Ukrainiens avouent eux-mêmes que c'est un ilôt russe au milieu d'une mer ukrainienne. Le dernier recensement qui a été établi avec beaucoup de soin et de scrupule en septembre 1917 (4) fait apparaître sur un total .de 460.000 habitants plus de 230.000 Russes, 87.000 Juifs, 78.000 Ukrainiens et 42.000 Polonais. Les Ukrainiens ne viennent donc qu'au troisième rang dans leur propre capitale : ils ne représentent que 17 0/0 de la population contre 50 0/0 de Grands Russiens.    Dans ces conditions la nationalité ukrainienne ne saurait absorber et assimiler les minorités allogènes qui ont conscience de représenter vis-à-vis de masses rurales encore peu éclairées un degré supérieur de civilisation. Une nation ne peut guère s'imposer que si elle possède une individualité ethnique suffisamment accusée, une civilisation originale, un sentiment national vivace. Or, tous ces éléments font défaut aux Ukrainiens. Par la race, ils ne se distinguent guère des Grands Russiens qui descendent de colons Kiéviens mâtinés de Finnois et de Tatars.Peut-être ont-ils moins de sang mongol dans les veines ; mais le fond slave est le même. Par la religion qui est en Orient un élément essentiel de la nationalité, ils communient avec les Russes orthodoxes. Leur langue (oukraïnska mova) dont ils prétendent faire une langue à part, aussi autonome que le polonais ou le serbo-croate, se distingue en effet du russe par certaines particularités phonétiques ( remplaçant les sons e et o, h au lieu de g (5) et par l'introduction dans le vocabulaire d'un plus grand nombre de mots polonais (mowa, langue — rukh, mouvement, etc.), mais elle s'écrit en caractères cyrilliques et présente d'étroites affinités avec la langue de Tolstoï. Ces analogies seraient encore plus grandes si les émigrés qui ont forgé en Galicie la langue littéraire ukrainienne ne s'étaient ingéniés par russophiliie à accentuer les divergences entre les deux idiomes. La littérature de langue ukrainienne, bien qu'elle prétende remonter au Dit du prince Igor et qu'elle possède un folklore d'une singulière richesse, ne peut  se comparer même de loin aux deux grandes littératures slaves : la russe et la polonaise. Le poète national Taras Chevtchenko (1814-1861), l'auteur du Kobzar et des Haldamaki (6), n'appartient pas au même ordre de grandeur qu'un Pouchkine ou un Mickiewicz. Conscients de l'infériorité de leur langue maternelle comme langue de civilisation, presque tous les grands écrivains d'origine ukrainienne : Gogol, Tchekhov, Korolenko ont écrit en russe. Quant à l'art ukrainien, byzantin et polonais à l'origine, il ne se distingue plus de l'art russe à partir du 18e siècle. Les grands portraitistes de l'époque de Catherine et d'Alexandre Ier, Levitski et Borovikovski sont Petits Russiens par droit de naissance, mais ils sont Petersbourgeois par leur formation artistique et ils appartiennent à l'Ecole de peinture russe aussi incontestablement que le Petit russien Gogol appartient à la littérature russe.    En somme, l'Ukraine qu'aucune frontière naturelle ne sépare de la Russie lui est associée par les liens les plus forts : communauté de race et de religion, parenté de langue et de culture. Comment ces liens séculaires se sont-ils rompus et pourquoi les Ukrainiens et les Moscovites, le Khokhool (7) et le Moskal se sont-ils dressés les uns contre les autres comme des frères ennemis ? (À suivre)(1) Le fleuve étant essentiellement ukrainien la forme ukrainienne Dnipr doit être employée de préférence à la formé russe Dnêpr,(2) Nous avons adopté la transcription allemande sans prendre garde que les Allemands prononcent Oukraîne. Cette transcription usuelle devrait être rejetée : 1° parce qu'elle est germanique; 2° parce qu'elle entraîne en français une prononciation incorrecte.(3) Corruption de Leonsberg du nom du fondateur de la ville Lev (Lèon). Cf. Naum-burg pour Neuen-burg.(4) Novaïa Jizn. 11-6-1918(5) Par exemple Dnipr au lieu de Dnèpr, Boh au lieu de Boug. (6) Les Kobzars sont les rapsodes aveugles qui chantent les chansons populaires ou en s'accompagnant de la bandoura. Quant aux  haïdamaques ce sont les paysans en révolte les pans polonais.(7) Ce sobriquet de Khokhol par lequel les Grands Russiens désignent les Ukrainiens vient de la houppe de cheveux que les Cosaques avaient l'habitude de porter sur le front.

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