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La fille qui venait de voter par erreur pour un compositeur mort écrasé par un porte-parapluie (mais qui ne regrettait rien)

Par La Chose
La fille qui venait de voter par erreur pour  un compositeur mort écrasé par un porte-parapluie (mais qui ne regrettait rien)

Dimanche, avec Loutre et ma maman, on a voté.

Moi, je fais pas beaucoup de choses sérieuses, rapport à mon retard mental et affectif (c’est Loutre qui dit ça, pas moi), je préfère généralement dézinguer des morts-vivants sur ma console de jeu ou regarder des séries télé pleines d’extraterrestres, ou donner le biberon aux bébés hérissons qui ont perdu leur maman à cause du réchauffement climatique et des pesticides.

Mais bon, quand même, je vais toujours voter quand c’est le moment, parce que ça m’oblige à aller dehors au moins une fois (dehors, c’est l’endroit qui me fait toujours peur à cause des gens qui y habitent, et aussi à cause des petites bêtes qui volent et qui piquent, et puis j’ai plein d’allergies très graves à cause des fleurs et des arbres et de l’herbe, et tout ça me donne des anxiétés qui énervent beaucoup Loutre).

Alors dimanche, on a pris la voiture, on a mis tout le monde dedans (les chiens, le déambulateur de ma maman, la béquille de ma maman, les médicaments de ma maman, et puis ma maman), et on est tous partis au bourg.

Je dois dire que Loutre m’avait aussi convaincue en me disant que vu que ça se passait dans la salle communale, y’aurait sûrement aussi de chouettes animations pour les enfants, comme des manèges et des stands pour acheter des choses inutiles.

La salle communale, c’est l’endroit où les gens font la fête le jour de la Sainte Fistule et le jour des Anciens Combattants, et ces jours-là, on peut manger plein de choses et écouter Charles Trenet et Edith Piaf en faisant un tour d’auto-tamponneuses (je suis très forte aux auto-tamponneuses, Loutre dit que c’est sûrement pour ça que j’ai loupé mon permis sept fois).

Sauf que ce matin, j’ai senti la grosse arnaque tout de suite, vu que sur le parking de la salle communale, y’avait pas de manège et pas de stand (même pas ceux qui vendent les choses sucrées qui donnent le cancer et la fracture du myocarde).

– Bah, j’ai dit, elles sont où les animations ?

– Y’en a pas, a répondu Loutre.

-Mais… mais tu m’as MENTI !

– Oui, si je t’avais dit qu’on venait seulement faire notre devoir citoyen et participer à la vie démocratique de notre pays, tu serais restée à baver devant ta console de merde. En plus c’est le début de la saison des abeilles, tu m’aurais encore sorti que tu es allergique et que le fait d’aller voter risquait de t’envoyer en réanimation. Je te connais par coeur.

-Mais c’est MAL de mentir !

– Rappelle-moi QUI a prétexté un cancer de l’oreille droite pour ne pas venir au restaurant avec mes parents le mois dernier. QUI a prétendu aller faire les courses au marché des producteurs pour dépenser 100 balles au salon du jeu vidéo. QUI a affirmé partir voir « Les petits mouchoirs » au cinéma pour se faire deux séances de suite de « Star Wars » et vomir deux seaux de pop-corn « taille XLL » sur le tapis du salon à son retour.

-Tu as VOMI sur le tapis du salon ??? a dit maman. Est-ce que tu es allée faire une fibroscopie et un scanner, au moins ?

On a laissé les chiens dans la voiture (ils sont toujours très sages) et on a commencé à faire la queue devant la salle, et j’ai voulu faire une blague sur la FNSEA et l’insémination des truies à Bolazec (rapport à tous les messieurs en combinaison intégrale couleur fiente qui attendaient de voter pour Marine Le Pen), mais Loutre a dû deviner ce que j’allais dire et j’ai pris un grand coup de coude dans les côtes.

Ma maman, elle avait un peu du mal à marcher à cause de sa canne et de son déambulateur, et elle avait déjà failli se casser la figure trois fois, alors j’ai proposé qu’elle aille s’assoir dans un coin pendant qu’on faisait la queue à sa place. Du coup elle s’est assise à côté de la table où y’avait tous les noms bien écrits sur les bulletins de vote, et elle s’est retrouvée à côté du père Jaouen.

Le père Jaouen, c’est un monsieur qui vit tout seul dans une maison sans électricité et sans chauffage, très loin de la route, des lumières, de l’antenne relais et de tout ce qui me permet de pas faire pipi dans ma culotte la nuit quand j’entends le silence de la vraie campagne et les hurlements de la chouette hulotte (je t’ai raconté ça y’a quelques années je crois).

Le père Jaouen, il me fait toujours penser à un gorille qui aurait pas pu rester dans la brume parce qu’il serait devenu trop vieux pour son groupe de congénères (et donc il serait parti mourir tout seul avec plein de dignité, sauf qu’en fait il est pas mort et qu’à la place, il s’est mis à faire pousser des patates et des choses que je connais pas derrière sa maison qui ressemble trop à celle de la Famille Addams).

Il parle presque jamais. Et quand il parle, ben tu comprends rien parce qu’on dirait un mélange de moldave, de maori et de beuglements de porc, du coup c’est compliqué pour communiquer avec lui.
Quand on le croise pendant qu’on promène nos chiens, il nous dit des choses qui sont sûrement très importantes, mais on capte rien du tout, alors on hoche la tête en faisant « oué oué » et puis on dit au revoir et on court jusqu’à chez nous.

Le père Jaouen a commencé à raconter plein de choses passionnantes à ma maman en patois, et ça faisait « ouech karouch pibeur krampouez », et ma maman elle hochait la tête avec un air très concentré et très intéressé, et la file d’attente elle avançait plus beaucoup, et on s’est rendu compte qu’il y avait une couille dans le potage parce que quelqu’un a commencé à crier un peu fort devant nous, et c’était madame Bernadette.

Madame Bernadette, elle a perdu son mari en décembre (« 95 ans, si c’est pas un malheur de partir si jeune », elle a dit à l’enterrement, après la messe où tout le monde faisait « meneuh meneuh » en même temps que le curé, et où les gens répétaient « ET AVEC VOTRE ESPRIIIIIIIT », comme ça, très fort, et moi je sursautais à chaque fois).

Bernadette, elle avait son enveloppe dans la main et elle voulait pas la mettre dans la grosse boite en plastique, elle arrêtait pas de regarder le monsieur qui demandait aux gens de signer.

– Vous êtes QUI ? elle a demandé au monsieur.

– Ben… le maire, Bernadette.

– N’importe quoi. Vous êtes QUI ?

– Eh bien mais… je suis monsieur le maire. J’ai marié votre petit-fils l’année dernière, vous vous en souvenez?

– Mon petit-fils s’est MARIÉ ? Mais on me dit jamais rien, à moi ! Caroline ! Caroline ! T’as marié Bastien et tu m’as rien dit, petite SALOPE !

– Mais vous étiez là, Bernadette …

– Toi ta gueule, sale étranger !

– Eh dites, soyez polie un peu !

– LA PAILLE AU CUL ET LE FEU DEDANS, ah ça dame oui, que j’vais t’en foutre de la politesse, attends tu vas vouêr !

Et Bernadette a commencé à essayer de taper sur le maire avec son enveloppe, et sa fille (qui s’appelle Caroline, donc) a essayé de la retenir et d’expliquer que tout ça c’était la faute à un type qui s’appelle Alzheimer, et Bernadette elle a perdu l’équilibre et elle est tombée sur le maire en criant « dehors les étrangers » et en disant à Caroline qu’elle était une petite catin, qu’elle le savait depuis le début, qu’elle aurait jamais dû la laisser trainer avec le fils Guéguen quand elle était petite et que de toute façon elle aurait jamais l’héritage et qu’elle pouvait se toucher pour récupérer les quarante vaches laitières et le tracteur.

Les messieurs en combinaison kaki, ils ont voulu venir aider le maire, et là y’en a un qui a lâché le papier qu’il avait dans la main et tout le monde a vu que c’était écrit « Eric Zemmour  » dessus, alors d’autres messieurs ont commencé à le traiter de fasciste, et puis là c’est devenu le bazar, les gens ont commencé à se taper dessus, les tables avec les papiers se sont renversées, tout le monde criait « enculé de facho » ou « gauchiste de merde », Bernadette a fait une fourchette dans les yeux de Caroline, et avec Loutre, on s’est rendu compte qu’on avait pas bien fermé la voiture, parce que Jujube (c’est notre dernier chien qui est très teigneux) a déboulé dans la salle communale en hurlant et s’est mis à mordre tous les culs qu’il trouvait (c’est pas sa faute, l’éducateur canin nous a expliqué que c’est un chien régulateur qui a besoin que tout soit bien en ordre et que chaque chose soit à sa place, et que quand c’est le bordel, il pète un câble).

Maman et le père Jaouen, ils continuaient à parler comme si de rien n’était au milieu de tout le foutoir, et puis la police municipale est arrivée, et aussi l’ambulance de Saint Goitre, et le docteur Pilchard a voulu faire une piqûre à Bernadette mais elle lui a mis un grand coup de poing sur le nez et on a entendu « crac » et y’a eu du sang.

– Attendez, doc, laissez-moi faire, a dit monsieur Troadec (qui est le vétérinaire des vaches de Bernadette), j’ai connu une génisse polonaise qui avait le même profil.

Monsieur Troadec a sauté sur Bernadette avec le câble électrique de la sono (parce qu’on met de la musique le jour de la Sainte Fistule, faudra que je te raconte la fois où on a fait venir un disc-jockey qui avait pas reçu les bonnes infos et qui pensait qu’on faisait une gay pride champêtre, et qui est venu avec toute la discographie de Gloria Gaynor), et Bernadette s’est retrouvée toute saucissonnée, et elle continuait à crier « Touche moi pas, le fellaga », et monsieur Troadec lui a collé une droite et puis elle a plus rien dit parce qu’elle était tombée dans les pommes.

– Et voilà comment on les calme, a dit monsieur Troadec.

Au bout d’un moment, tout le monde s’est calmé, l’ambulance est repartie avec Bernadette dedans, et Caroline qui courait derrière en criant « Maman ! T’étais sérieuse pour les vaches et le tracteur ? », les messieurs de la police municipale buvaient du gros rouge avec ceux de la FNSEA et le maire a recommencé à faire signer les gens qui mettaient leur enveloppe dans la boite en plastique. Nous, on avait ramené Jujube dans la voiture, et il bouffait tranquillement tout le tissu des sièges et aussi le levier de vitesse (l’éducateur canin, il dit que c’est pour faire redescendre la pression).

Maman s’est levée pour venir voter, et elle nous a expliqué que c’était pas facile en ce moment pour le père Jaouen, parce que le cours des patates avait beaucoup baissé sur le marché mondial, que les doryphores avaient mangé la moitié de sa récolte, que son médecin lui avait trouvé un diabète et que la roue arrière gauche de sa camionnette était voilée, et que ça allait encore lui coûter des sous.

Avec Loutre, on a regardé maman comme si elle venait de nous dire qu’elle allait aussi voter Zemmour, mais on a rien dit.

Quand je suis allée chercher mon bulletin de vote et que je me suis bien enfermée dans le cagibi où il faut se confiner, je me suis retrouvée bien embêtée parce que je savais pas trop quoi faire. Alors j’ai juste écrit en très gros « JE SAIS PAS TROP, DU COUP JE DONNE MA VOIX A CHARLES-VALENTIN ALKAN » et puis j’ai refermé l’enveloppe.
(Si tu sais pas qui est Charles-Valentin Alkan, c’est un pote à Frédéric Chopin, qui a écrit « Les quatre âges de la vie », une musique pour le piano, et même si je préfère beaucoup Jerry Lee Lewis, j’écoute ça quand j’ai besoin de me calmer après avoir passé trois heures à essayer de passer un niveau dans Uncharted en mode « difficulté hardcore »).

Mais quand j’ai voulu ressortir, je me suis rendu compte que j’avais tellement bien fermé la porte du cagibi qu’elle voulait plus s’ouvrir.

Le soir, pendant que j’attendais que Loutre me glisse un sandwich par-dessus la cloison et que les messieurs de la voirie essayaient de découper la porte avec un chalumeau, j’ai entendu la voix de ma maman qui disait :

– Tout va bien ma chérie ? Au final, tu as voté pour qui ?

– Pour Charles-Valentin Alkan.

Et j’ai entendu Loutre qui s’étouffait et qui disait des choses sales.

– T’as voté blanc ? Mais quelle connasse, elle a voté BLANC !

– Mais non! J’ai voté pour un mec mort, c’est pas pareil !

– T’as voté pour un compositeur classique qui a été tué par la chute d’un putain de porte-parapluie ! Mais j’y crois pas ! Tu m’auras TOUT fait, bordel, TOUT !

– Et comment je pouvais savoir, moi, hein ? Je connais PAS d’autre compositeur classique ! T’aurais pas voulu que j’écrive « Michel Sardou », non plus ?

Et puis j’ai entendu beaucoup de bruit, des cris, , et de nouveau la sirène de l’ambulance, et monsieur Troadec (qui était resté pour compter les voix et boire du gros rouge) qui disait « laissez-moi faire, j’ai connu un bouc suédois qui avait le même profil », et Loutre qui hurlait « Lâchez-moi, j’vais m’la faire », et le docteur Pilchard qui disait « mais calmez-vous, bon Dieu ! », et ensuite le bruit d’une droite, paf !

Et puis plus rien.


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