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Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle

Publié le 20 avril 2022 par Raphael57
Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle

De véritable campagne électorale, il n'y en a pas vraiment eu pour ces présidentielles. Ce constat, largement partagé, ne peut qu'aggraver la grave crise démocratique en France. Ce d'autant plus que de nombreux sujets socioéconomiques n'ont guère été abordés, tant les débats étaient dominés par la guerre en Ukraine et le pouvoir d'achat. Oserais-je dire que les sujets occultés (travail, dette...) étaient probablement aussi sinon plus importants, dans la mesure où ils correspondent à une certaine vision du monde social. Et si nous en disions un mot ?

La dette publique

Voici le niveau atteint par la dette publique au sein de l'UE :

Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle

[ Source : Eurostat ]

Beaucoup plus intéressant, son évolution sur un an :

Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle

[ Source : Eurostat ]

Par rapport au troisième trimestre 2020, 15 États membres ont enregistré une hausse de leur taux d'endettement public et 12 une baisse, cette dernière résultant surtout de la reprise économique après les confinements liés à la pandémie. Hélas, la dynamique de la dette publique, qui dépend fondamentalement de son niveau et du différentiel (taux d'intérêt réel - taux de croissance), va probablement pâtir du ralentissement de l'activité visible depuis 2021 et du resserrement anticipé de la politique monétaire lié à la hausse de l'inflation...

Alors qu'en 2017, certains candidats n'hésitaient pas à agiter l'épouvantail de la "faillite", curieusement les niveaux historiques atteints par la dette publique ne semblent pas les avoir émus en 2022. Quant au poids social et humain de la dette publique dans les pays en développement, elle n'a fait l'objet d'aucune communication (mot-valise pour désigner à peu près toute parole prononcée), tant il est vrai que notre époque se caractérise par le chacun pour soi. O tempora, o mores !

La dette privée

Quant au taux d'endettement des agents non financiers privés, il atteint 124,5 % du PIB dans la zone euro et même 148,4 % en France ! Le récent répit dans l'ascension du ratio français résulte là encore de la forte reprise (temporaire) de l'activité après les confinements.

Les sujets majeurs absents de la campagne présidentielle

[ Source : Banque de France ]

En 2017, il était question de compétitivité, alors que l'endettement privé atteignait déjà un niveau inquiétant. En 2022, la question est carrément mise sous le boisseau. O tempora, o mores !

Le travail

Admirons la capacité des candidats à une élection à parler du taux de chômage sans jamais évoquer le travail autrement que sous sa forme comptable qu'est l'emploi. Même le taux d'activité et le taux d'emploi sont passés sous silence. Cela permet bien entendu d'occulter les vrais débats sur la nature du travail et les différentes façons (pas seulement monétaires !) de le valoriser dans une société.

D'où la stupéfaction de certains décideurs économiques et politiques face  à la vague de démissions aux États-Unis, qualifiée de Great Resignation (Grande démission). Avec le système de valeurs et la manière de penser qui les caractérisent, il leur est impossible de comprendre qu'elle est le résultat d'un changement de rapport au travail avec les confinements de la pandémie. Certains prennent une retraite anticipée, en vivant de leur patrimoine qui a pu gonfler grâce aux performances boursières et immobilières. Mais le plus souvent, il s'agit de travailleurs qui en ont assez d'exercer un emploi dans des conditions dégradées (salaire faible, temps de travail fractionné ou élastique, charge de travail trop forte, faible intérêt pour l'emploi...) et souhaitent profiter plus de leur famille et de leur temps libre. Pour ce faire, ils changent de secteur d'activité, ce qui crée des tensions sur l'emploi, notamment dans la restauration (l'on note le même phénomène en France). D'autres, enfin, ont repris le chemin des études pour apprendre un nouveau métier, se former à de nouvelles disciplines ou tout simplement pour prendre du champ intellectuel.

En tout état de cause, en parlant uniquement de chiffres liés à l'emploi, l'on ravale un lien social à un simple indicateur chiffré réputé neutre, ce qui permet d'éliminer du débat toutes les questions de qualité du travail et de déclassement professionnel. Le travailleur n'est plus alors qu'un simple exécutant numéroté d'un programme d'ensemble voué tout entier à l'efficacité et à la compétitivité, c'est-à-dire prosaïquement à la rentabilité, quitte à devoir occuper ce que David Graeber appelait des bullshit jobs. Or, il faut le répéter, le travail est un lien social comme le montrent le travail des sociologues (Dominique Méda, Robert Castel...), en ce qu'il fait de chaque travailleur un membre d'une communauté, précisément celle des travailleurs, d'où le maintien d'une "affiliation à la communauté des humains" pour reprendre les termes du sociologue Robert Castel (problématique que l'on retrouvait déjà chez Freud).

Plus généralement, la société est devenue malade de la gestion, pour reprendre un titre d'un excellent livre de Vincent de Gaulejac, ce qui signifie qu'il existe un projet politique visant à confier aux bons soins de la logique de marché des pans entiers de notre société qui devraient normalement lui échapper. Tel est le cas de la médecine, de l'instruction, etc. qui font désormais leur entrée dans la guerre économique où s'expriment avant tout les intérêts particuliers financiers et narcissiques. Et le monde d'après ne semble guère avoir tiré les leçons de la crise liée à la pandémie. Antonio Gramsci, que tout le monde cite hélas à tort et à travers, nous avait pourtant prévenus : "le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres" ! Et quand on pense que Gramsci est désormais cité par ceux-là mêmes qui pratiquent des politiques hégémoniques au sens gramscien du terme... O tempora, o mores !

Il est vrai que dans la plus pure logique néolibérale, proche de celle décrite par Walter Lippmann, l'oligarchie politique s'accroche à la chimère d'un monde gouverné par des experts, seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables, qui rendent de facto inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie. O tempora, o mores !

Le tittytainment

Si les questions importantes n'ont été au mieux qu'effleurées durant cette campagne, l'inutile et l'accessoire ont quant à eux rempli les journaux... numériques (sic !) dans la mesure où désormais une campagne électorale se fait à grands renforts de vidéos sur les réseaux asociaux du type Twitter, Tik Tok, Facebook, Instagram... Avec pour résultat que la campagne électorale prend des tours de kermesse populaire, de divertissement national, dont le clou du spectacle est le débat de l'entre-deux-tours.

Dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (Climats, 1999), Jean-Claude Michéa analysait de façon méthodique le monde du divertissement dans lequel nous sommes entrés depuis les années 1980, tournant du siècle qui a marqué la victoire de l'idéologie néolibérale dans toutes les disciplines, à commencer par l'économie. À l'analyse critique émancipatrice que l'école cherchait à apprendre à nos parents pour en faire des citoyens actifs (Cf. Condorcet), succède un enseignement de l'ignorance indispensable pour éviter la révolte au sein du système capitaliste actuel et sa chute. Et la classe inversée, les activités pédago-ludiques et autres fadaises n'en sont malheureusement que le dernier avatar.

Il base une partie de sa démonstration sur le concept de tittytainment, mot-valise employé par Zbigniew Brzezinski lors d'une conférence qui s'est tenue en 1995 sous l’égide de la fondation Gorbatchev. Il s'agissait de fournir une réponse à une évolution perçue comme inévitable par les leaders politiques et économiques : 80 % de l'humanité deviendra inutile au système capitaliste, car les 20 autres pour cent suffiront à maintenir l'activité économique mondiale ; comment gouverner les Hommes dans ces conditions ? Par le tittytainment bien sûr - version moderne de l’expression romaine Panem et circenses - c'est-à-dire par un savant "cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète". D'où l'enseignement de l'ignorance dans nos écoles, le développement d'émissions de télévision abrutissantes et des journaux télévisés sans contenu informationnel ! Bref, un retour à la société du spectacle décrite avec brio par Guy Debord en 1967.

De Juvénal à nos jours, le moyen de faire perdurer une société déclinante (décadente ?) est par conséquent toujours le même, mais il n'empêche pas l'effondrement final. Autres temps, mais pourtant mêmes mœurs ?


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