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Murmures : Biennale de Venise, 2022. Partie 1 : murs bavards

Publié le 21 mai 2022 par Aicasc @aica_sc

par Maica Gugolati

Murmures : Biennale de Venise, 2022.    Partie 1 : murs bavards

Je n’ai jamais manqué une Biennale d’Art de Venise de ma vie. Lors de ma première Biennale d’Art de Venise, j’avais un an. Ma mère, artiste visuelle et professeure de sculpture, a toujours amené sa famille à cet événement. Grandir à Vérone situé à 120 km de Venise, nous a rendu la visite relativement facile. Aller à la biennale en famille a toujours été une expérience intense, fatigante, coûteuse mais incontournable, un devoir intellectuel. Il était inabordable pour la famille de passer la nuit sur place, donc nous étions toujours pressés d’en  voir le plus possible en une journée. Nous prenions le train de sept  heures, arrivions vers neuf  heures, marchions sous le soleil d’été italien brûlant qui peut atteindre quarante  degrés, voyions le plus d’œuvres possible, marchions à nouveau. Physiquement épuisée, mentalement débordée, je traînais enfin mes petites sandales pour attraper le dernier train à 22h et dormir jusqu’à la maison.

Visiter la Biennale de Venise est un pacte ou plutôt un rituel convenu entre ma mère et moi. Sur la première photo, je suis aux  Giardini, cinq ans, assise sur un banc décodant la carte de la Biennale avec une robe en Madras antillais faite à la main par ma mère. Sur la deuxième photo, je suis de nouveau aux  Giardini, âgé de trente  ans, assise sur un banc, cette fois, en train de  décoder  la carte de la Biennale selon les directives de ma mère. C’était la dernière Biennale à laquelle j’ai assisté avec ma mère en personne. Cette même année, elle a soudainement quitté ce monde pour rejoindre beaucoup d’autres, comme dirait Appiah(1). Mettre en scène cette photo était peut-être une tentative de revisiter le passé avec  elle, mais pour moi c’est une représentation étrange de la façon dont la Biennale de Venise me permet de visiter le passé, le  présent et le futur simultanément. La Biennale est devenue une  capsule de temps et d’espace  personnels qui fonctionne comme un portail vers de nombreux mondes et époques. Il relie; souvenirs, sociétés trans-temporelles et questions disparates sur la pratique créative.

45ème  Biennale de Venise, 1993 (il y a 29 ans) :

Je portais une robe jaune, me camouflant dans les parties jaunes de Yayoi Kusama’s Mirror Room (Pumpkin).  Je jouais peut-être à cache-cache avec mes parents.

51ème  Biennale de Venise, 2005 (il y a 17 ans) :

L’odeur des sachets de thé de l’installation Justice poétique de Tania Bruguera a créé un effet rétrograde proustien sur moi. A l’époque je ne savais pas que je deviendrais docteur en anthropologie de l’art, spécialiste dans la région des Caraïbes. 

59ème  Biennale de Venise, 2022 (il y a près d’un mois) :

Contrairement à d’autres biennales de Venise, celle-ci n’était pas seulement un événement mettant en vedette des pavillons d’art nationaux dans le monde entier. Cette fois, la biennale ainsi que la ville ont été affectées par les complexités et les luttes des temps contemporains. Venise était un miroir liquide reflétant les paradoxes économiques dans lesquels le pays et la ville sont aujourd’hui baignés. Avec un an de retard, la Biennale de Venise a ouvert ses routes médiévales aux savants de l’art international. La ville se remettait encore d’un confinement et de restrictions extrêmement sévères en raison de la pandémie. Elle  est simplement revenue  au tourisme de masse sans l’aide de riches investisseurs russes qui ont précédemment maintenu de nombreux espaces élitistes de la ville. Tandis que la ville montrait ses parties brillantes et ombragées simultanément, je me suis interrogée sur les questions de visibilité et d’invisibilité dans le monde de l’art.

En marchant dans les rues, je me suis demandée : « Qui peut se permettre de venir à la Biennale de Venise ? » (Cette question a également été partagée par certains artistes et amis d’autres continents du monde). Prendre un vol jusqu’à Venise avant l’ouverture générale pour pouvoir assister à des événements en direct a été une entreprise coûteuse. J’ai pu passer la nuit par miracle (sur un canapé improvisé). Sinon, j’aurais eu à choisir entre un lit à 100€ par nuit dans une auberge avec six  autres personnes, ou un Airbnb à 400€ par nuit parce que la seule option abordable; Mestre, la première  ville proche était déjà pleine. Ma dernière option était de voyager chaque jour entre Venise et Vérone (ma maison familiale), un voyage en train de trois heures.

Être là pour la pré-ouverture m’a permis d’interagir avec des spécialistes du domaine : journalistes, critiques, artistes, ainsi que des investisseurs. C’est une époque où les restaurants touristiques sont bondés. À d’autres moments de l’année, ces mêmes restaurants ne sont pas du tout pleins car ils sont comme une zone interdite pour les Italiens et les Vénitiens à cause des prix élevés. Ces circonstances ne permettent pas beaucoup d’interaction entre les locaux et les visiteurs de la Biennale. Un matin, j’ai remarqué un vieil homme qui promenait son chien en passant devant un groupe d’artistes de la Biennale en train de grignoter dans un café extérieur près des Giardini, et je me suis demandée : « Est-ce que le vieil homme est curieux de ces gens? » Je ne crois pas. « Sont-ils curieux de lui? » Je ne crois pas.

Je suis revenue pour l’ouverture générale le dimanche suivant et les rues de Venise, calle et calette avaient  changé d’identité. Je voyais ce que je voyais toujours lorsque je rendais visite à mes parents, des « gens ordinaires » (le grand public). Parfois, ces gens ne pouvaient pas comprendre ce qu’ils vivaient, mais ils faisaient la queue pour entrer dans les pavillons. Il peut s’agir de pavillons de pays dont ils ne connaissent peut – être pas l’existence. Voir ces gens sourire parfois, d’autres fois, avec l’air confus m’a rappelé le film d’Alberto Sordi « Le Vacanze Intelligenti » (Les vacances intelligentes). Une comédie de 1978 qui révèle les différences entre les environnements sociaux et les institutions culturelles.

À ce stade, je me suis demandée : « À qui ces œuvres s’adressent-elles? Qui pourrait être touché par ces œuvres, pourquoi et comment? » Je pense que nous devrons attendre patiemment et observer les effets que cela aura sur les autres événements artistiques internationaux en Europe au cours de cette année.

Plongeant dans les « eaux » de la Biennale, cet événement montre ce que l’artiste Christopher Cozier définit (2) comme un « moment post-Okwui » où des œuvres de femmes non binaires et  noires peuvent ré-imaginer des vies, transformer des corps et montrer de façon critique des cosmologies plurielles. À mon avis, cet événement va au-delà de la base surréelle du thème. A travers la visibilité, il traite de l’invisibilité, dans un oxymoron d’expériences. Il traverse les mondes de l’art, les histoires et les herstories qui ont été rendus invisibles historiquement.

Pour moi, l’événement offrait trois axes centraux : la critique des systèmes dominants, la communication sensorielle et le modus operandi de « rapprochement ».

Les routes médiévales vénitiennes, créées historiquement pour résister aux envahisseurs, présentent avec cette Biennale des œuvres d’art engageantes qui remettent en question les réalités et les connaissances séculaires établies. Cette Biennale nous montre que les identités plurielles ont toujours existé, mais qu’elles sont soumises à un mode systématique d’oppression. La plupart des pavillons ont essayé de faire face aux complexités de la décolonisation (3), non pas comme un discours, mais comme une pratique, de l’artivisme pour la représentation supranationale.

Je me suis sentie dépassée par la biennale, pas seulement à cause de son échelle, mais parce qu’elle exigeait un engagement profond avec chacune des œuvres. Cela exige une connaissance de base des questions sociales très spécifiques qu’elles  abordent. Je me sentais parfois enragée, motivée, inspirée, mais aussi désespérée pour le monde. Les travaux ont exigé un énorme engagement intellectuel et empathique qu’une visite  de deux jours avec un ticket d’entrée ne permet clairement pas. Dans ce scénario, la taille de l’événement fonctionne de manière presque contre-productive pour atteindre une relation émotionnelle avec les œuvres. J’ai senti la nécessité de plus de temps, plus d’espace pour digérer les œuvres. Comme dans un banquet artistique avec le désir boulimique d’avoir toujours plus, le public est obligé d’apprendre à équilibrer la sympathie et l’empathie.

Dans le prochain article, je partagerai avec vous mon expérience de quelques pavillons sélectionnés. Le Pavillon de la diaspora, qui a montré des performances et des installations pendant trois jours avant l’ouverture générale. Ce pavillon est en harmonie avec les réalités diasporiques multi situées et critiques du capital économique apportées par l’entreprise de la Biennale. Je parlerai aussi des pavillons écossais, britanniques et américains qui ont choisi des femmes noires d’origine caraïbe pour représenter leurs nations.

[1] Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism, London: Pinguin, 2015.

2 https://www.caribbean-beat.com/issue-170/bridging-the-divide-portfolio#axzz7SEZKOnMD

3 Leon Moosavi , 2018, “The decolonial bandwagon and the dangers of intellectual decolonization”, International Review of Sociology, Volume 30, 2020 – Issue 2: Themed Section/ Section Thématique: Global Violence and Social Change.


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