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La rencontre de Wagner et d'Hervé

Publié le 22 mai 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

La rencontre de Wagner et d'Hervé

Hervé

Voici deux versions d'une même anecdote, celle de la rencontre de Richard Wagner et du compositeur et organiste Hervé lors d'un dîner parisien qui aurait eu lieu vers 1860. Hervé est le pseudonyme de Florimond Ronger, (1825-1892), compositeur d'opérette et chef d'orchestre du Palais-Royal. La première version est celle donnée par le quotidien parisien Le Temps du 16 avril 1933 (qui reprend un article publié dans le même journal par Félix Duquesnel le 17 juin 1913), la seconde d'un livre que Louis Schneider consacra en 1924 à deux compositeurs d'opérettes. Richard Wagner parle aussi d'Hervé dans ses mémoires.
La revanche de Wagner   Ce dîner chez le correspondant parisien d'un journal wurtembergeois était un peu languissant. Pourtant la choucroute couronnée de saucisses de Francfort et de lard de Hambourg avait rallié tous les suffrages, et les convives étaient de choix. Il y avait là Nefftzer, le fondateur du Temps, dont la bonhomie et les yeux clairs révélaient une franchise si avertie, tant de malicieuse finesse, Gaspérini, critique musical, le député Driolle, quelques littérateurs ou journalistes et « leurs dames ». Il y avait surtout le Maître. Le béret de velours noir un peu rejeté en arrière, qu'il portait même à table, découvrait un large front encadré de cheveux gris bouclés ; le nez en corbin, la bouche maussade, l'œil sévère sous des sourcils froncés achevaient de l'identifier : c'était Richard Wagner. Il y avait aussi, sanglé dans son habit noir et luisant, un petit homme étriqué, strictement boutonné, dont le masque glabre évoquait une image composite de proconsul romain et de chansonnier montmartrois.    La conversation ayant fini par s'animer au dessert, le Maître parla. Il parla de l'art magicien qui verse aux pauvres mortels l'ivresse sans rancœur, de la puissance libératrice et consolante de ce sublime jeu. Cet art qui élève au-dessus des tristesses et délivre de tout, comment réaliser sa suprême expression ? Le prêtre de la grande révélation, le musicien, s'arrête, grisé de les entendre, devant les flots qui ondulent à l'infini des harmonies divines. Mais il a beau écouter les accents de cet océan ineffable, le parcourir en esprit, s'efforcer d'en atteindre l'enchantement, toujours il se heurte à d'infranchissables limites. Il ne peut sortir du sentiment, montrer comment un état d'âme se résout dans un autre, passer à. la volonté et à l'acte, réussir une création complète. Pour l'œuvre parfaite il faut à son génie l'élément fécondant du verbe. Il a besoin du poète. Le poète ! hésiterait-il à répondre à  son appel ? Ah qu'il se sent isolé lui-même, que ses strophes lui semblent sèches, stériles comme des nomenclatures de catalogue, tandis qu'il les classe avec application, Faust poudreux, sous sa lampe fumeuse. dans son froid-´cabinet d études. De sa collaboration avec le musicien peut surgir le miracle. Encore n'est-ce là qu'un espoir merveilleux. Une parfaite entente est nécessaire entre ces deux créateurs pour donner aux humains le ravissement de l'inexprimable. Tout est perdu si l'un des deux reste subordonné à l'autre. Le seul moyen de réaliser entre eux l'union parfaite est que le musicien soit son propre poète.    — Voilà pourquoi, conclut Wagner, j'écris moi-même mes poèmes, pourquoi je les compose à mesure que j'écris.    — Moi aussi je fais comme vous, j'écris toujours mes poèmes ; je ne pourrais rien faire de bon sans cela, dit alors une voix au bout de la table. C'était celle du petit homme au masque romano-montmartrois.    — Qui est ce monsieur ?    Le maître surpris interrogeait à mi-voix ses voisins.   — Rondet, l'organiste de Saint-Eustache, répondait le voisin de droite ; Hervé, le chef d'orchestre du Palais-Royal, répondait le voisin de gauche.     — Enfin il faudrait s'entendre. C'est l'un ou c'est l'autre...   — Non, c'est le même. L'homme des orgues est 10 même que celui de la scène. Le jour dans la pénombre de l'église, à la clarté des vitraux qui nimbent de rayons surnaturels, il fait chanter les voix célestes. Le soir devant la rampe éblouissante, et les entrechats des danseuses, il entonne les flonflons.    — Je vois. Il a plusieurs cordes à son violon.     « Un ange passa. »... On sortit de table. Au salon, avec la permission des dames, les Allemands tirèrent des poches de leurs redingotes de longues pipes bavaroises à fourneau de porcelaine, et s'environnèrent de fumée blonde. Fort avant dans la nuit, on fuma et on but, on but et on fuma ; à la faveur des bocks de bière, du gruyère, et du saucisson, car Wagner avait décidément renoncé à ses théories végétariennes. Puis la maîtresse de maison :    — Jouez-nous quelque chose, monsieur Hervé.     — Volontiers, madame.    D'une voix dolente, Hervé entonnna « le Compositeur toqué », puis « la Perle d'Andalousie ». Encouragé par l'assistance, il ne se possédait plus. Il s'allongeait sur le piano, il jouait des mains, des coudes et de la tête ; et sous son habit déboutonné maintenant tressautaient un faux col et un plastron de papier sur une chemise de toile bise. Hélas ! l'opérette alors ne nourrissait pas plus son homme que l'orgue ne le nourrit aujourd'hui. Comme on voit dans la forêt tropicale le lion considérer le singe qui gambade de branche en branche, le Maître, devant ces ébats, resta d'abord grave et silencieux. Devait-il les prendre au sérieux ? s'indigner qu'aux yeux des simples au coeur pur implorant l'espoir on élevât ainsi, au lieu du Graal divin des sublimes harmonies, le verre grossier de la musiquette ? Mais non, c'était une heure de détente. Et Wagner sourit, incliné à l'indulgence proche de la pitié. Pauvre Hervé, pauvre musicien besogneux! Lui-même, Wagner, n'avait-il pas connu les mauvais jours quand, seul sur le pavé de Paris, avec sa femme et son chien, il se voyait en songe réduit pour vivre a composer la musique du Guignol des Champs-Elysées ? Depuis, quelle ascension! Quelle fierté d'avoir arraché la musique aux mirages du Venusberg, aux jardins maudits de Klingsor, pour l'introniser dans son vrai sanctuaire. Voici qu'il sondait l'abîme côtoyé jadis. A cette évocation, le dédaigneux sourire de Wagner se changea bientôt en un rire triomphant. Et ce soir-là, dans ce Paris qui à présent l'encensait comme un dieu, ce rire c'était sa revanche contre la ville, à ses yeux frivole, qui l'avait méprisé aux jours lointains déjà où il lui proposait vainement d'écrire la musique des vaudevilles de Dumanoir, ou les arrangements de Robert le Diable pour cornet à pistons.  J. L. M.
Louis Schneider, Hervé, Charles Lecocq, coll. « Les Maîtres de l’opérette française », librairie académique Perrin et Cie, 1924 (pp. 51 et 52)
    Ici se place une entrevue, un dîner dans lequel Hervé fut présenté à Richard Wagner.    C’était à Paris chez un Allemand nommé Albert Beckmann, bibliothécaire du prince Louis-Napoléon, et, de plus, vaguement journaliste, vaguement correspondant des théâtres germaniques, vaguement agent diplomatique secret, et officiellement secrétaire de l’obligeant banquier allemand Émile d'Erlanger dont le cœur généreux s’exerçait sans relâche à protéger, à tirer d’embarras quelques artistes.    Donc chez Albert Beckmann se trouvaient invités ce soir-là : Auguste Nefftzer, qui fut le fondateur du journal Le Temps, Dréolle, un chroniqueur de la presse bordelaise qui s’était fixé à Paris, Gaspérini, le critique musical, long comme un jour sans pain, violent et sectaire, qui ne manquait pas une occasion de manifester sa ferveur pour la « religion » wagnérienne en train de se fonder, et le grand Richard Wagner, sombre, hargneux, digérant mal l’accueil injuste et discourtois de Tannhäuser à l’Opéra. Au cours du dîner, Wagner et Hervé, que la maîtresse de maison avait placés l’un à côté de l’autre, étaient entrés en sympathie.    — J’écris mes livrets moi-même, lui avait dit Richard Wagner, car je n’ai trouvé personne qui puisse comprendre mon esthétique : une œuvre dramatique vivante, où l’action ne soit pas un imbroglio, mais le développement d’un caractère, d’une passion.    — Et moi aussi, répliqua Hervé, je procède comme vous : je fais mes livrets moi-même, mais pour des raisons différentes de celles que vous invoquez.    Et Hervé de développer à son interlocuteur, qui y prenait un intérêt marqué, ses théories sur la dose nécessaire d’insanité d’un livret d’opérette, dose qui devait, d’après lui, émaner du même cerveau que la musique, et aussi ses idées sur la prosodie spéciale du genre que bien peu de librettistes étaient à même de connaître et de mettre en pratique.    À la fin du dîner, Hervé et Wagner étaient devenus les meilleurs amis du monde ; partis de points de vue tout différents, de prémisses tout opposées, ils avaient abouti à des conclusions semblables.   Au moment du café, on continua à échanger des vues sur l’art, on fuma, on but. Hervé se mit au piano. Ce fut sur le clavier le défilé de ces musiques abracadabrantes, le Hussard persécuté, la Fine Fleur de l’Andalousie, peut-être même des esquisses de l’Œil crevé, d’autres encore, qui firent les frais de la soirée. Hervé, qui était timide, s’était enhardi parce qu’il avait trouvé le plus sympathique des auditoires: mieux encore, Richard Wagner riait, s’esclaffait.    Et lorsque, rentré dans son pays, l’auteur de Lohengrin, interrogé sur ce qu’il pensait de la musique française, répondit : « Un musicien français m’a étonné, charmé, subjugué : ce musicien c’est Hervé », il ne fit que rendre l’hommage du souvenir à ce compositeur qui lui avait, chez le journaliste Albert Beckmann, fait passer de si joyeux moments. »
Richard Wagner n'oublia pas le bouffe français. Dans ses Mémoires, il le considère comme un «phénomène musical». Il dit encoreque « sa gaieté est fébrile, nerveuse, un peu maladive, mais irrésistible », et qu'il est « le plus curieux spécimen de la blague musicale parisienne ».

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