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Et si il fallait être conservateur pour innover et (vraiment) changer le monde ?

Publié le 20 juin 2022 par Magazinenagg

 Par Philippe Silberzahn.

On pense souvent que pour innover, il faut faire table rase du passé et partir d’une feuille blanche. C’est oublier qu’aucun innovateur ne part jamais de zéro, et que tous sont « des nains sur des épaules de géants », comme le disait le philosophe Bernard de Chartres. Loin de refuser la réalité, et encore moins de la nier, les innovateurs commencent par l’accepter pour ensuite la transformer. Et s’il fallait être conservateur pour pouvoir innover ?

 Moins l’intelligence adhère au réel, plus elle rêve de révolution –Raymond Aron

Lorsque je conduis un séminaire sur l’innovation, je commence toujours par la même question : « Comment selon vous naissent les grandes innovations ? » Et chaque fois, j’obtiens en gros la même réponse : « Un entrepreneur visionnaire a une grande idée, mobilise des ressources auprès d’investisseurs, et met son idée en œuvre pour changer le monde. » Des années que je pose cette question, et des années que j’ai la même réponse. Et des années que je passe le reste du séminaire à essayer de démonter cette croyance.

Car une innovation de rupture n’est pas un big bang soudain. James Watt n’invente pas à lui tout seul la machine à vapeur par un éclair de génie en sortant de sa douche. Il contribue de manière décisive à une question sur laquelle ont déjà travaillé de grands inventeurs et de grands scientifiques depuis de nombreuses années. C’est donc de cet existant qu’il faut partir. L’ignorer, le nier, c’est prendre le risque de l’échec.

La prééminence de ce modèle du big bang est problématique. Cette vision romantique, idéaliste, enferme les entreprises dans un piège infernal. En plaçant la barre aussi haut, en faisant croire, en substance, qu’innover c’est nécessairement créer le prochain Facebook ou Tesla, on mène soit au renoncement devant l’ampleur inatteignable de la tâche (déguisée derrière des initiatives largement cosmétiques), soit à la fuite en avant dans des « grands projets » qui la plupart du temps ne mènent à rien.

Ainsi, ce cadre d’une grande entreprise me disait que son Comité exécutif était à ce point obsédé par l’innovation de rupture, conçue comme nécessairement grande, qu’il ne pouvait plus proposer de petit projet : « À moins de un milliard, aucun projet ne les intéresse » ajoutait-il, et de se lamenter que de la sorte, de nombreuses opportunités plus petites soient ignorées, et donc laissées à la concurrence. Penser le changement en grand, avec une idée figée a priori, c’est le plus souvent s’empêcher de le rendre possible.

Le changement est incrémental

Le caractère progressif du changement, constaté historiquement, est souligné en entrepreneuriat par la théorie de l’effectuation développée depuis vingt ans par la chercheuse Saras Sarasvathy. À partir d’une observation minutieuse de la façon dont les entrepreneurs créent de nouveaux produits, de nouvelles entreprises et de nouveaux marchés, Sarasvathy a mis en lumière leurs principes d’action.

Premier principe : faire avec ce qu’on a sous la main

C’est un principe de réalité qui s’oppose directement à l’idéalisme consistant à pleurer sur ce qu’on aimerait avoir, ou à exiger ce qui devrait être.

Second principe : agir petit, en perte acceptable

Il s’agit ici de souligner l’incrémentalisme propre à la plupart des innovations, à rebours du big bang révolutionnaire qu’on met toujours en avant.

Troisième principe : co-construire l’avenir

Loin du visionnaire qui sépare la mer en deux et montre la voie au peuple, la vision de l’entrepreneur qui est défendue ici est celle de celui qui tisse patiemment les fils de son projet par des compromis avec des parties prenantes engagées. Ce principe souligne la nature intrinsèquement sociale de l’innovation et du changement en général, mais surtout la nécessité d’une posture de respect pour l’autre, loin de l’asymétrie « leader-suiveur » tant vantée.

Quatrième principe : tirer parti des surprises

Il s’agit d’accepter que l’avenir n’est ni déjà écrit, ni même prévisible, mais qu’il est construit par nos actions individuelles.

Ces principes traduisent une modestie épistémique, une humilité à l’égard du processus social qui n’empêche cependant pas, mais au contraire permet un changement profond, comme en témoigne notre civilisation industrielle. C’est de la réalité que les entrepreneurs partent pour changer le monde, et ils le font pas à pas.

Cette observation d’un changement incrémental, qui construit son action à partir de celle des autres, ne se limite pas au seul monde de l’entreprise. Lorsqu’elle prend la parole le 26 novembre 1974 devant le Parlement pour défendre son projet de loi de légalisation de l’avortement, Simone Veil, ministre de la Santé, observe d’emblée que si elle peut le faire, c’est grâce à ceux qui ont œuvré pour une évolution de la législation depuis de nombreuses années, – avocats, militants, victimes.

Toute innovation – qu’elle soit sociale, économique, industrielle, artistique, scientifique ou politique – est avant tout une transformation de l’existant où l’on capitalise sur ce qui a été fait par ses prédécesseurs.

Accepter la réalité

Cela suppose d’accepter la réalité, de s’inscrire dans l’histoire sans juger le passé. La reconnaissance de l’existant, son acceptation non pour en rester prisonnier mais pour partir d’une base solide, c’est l’impératif à la fois pratique et moral énoncé par Saul Alinsky, sociologue militant des droits civiques, dès les années 1940.

S’opposant résolument aux utopistes, il écrit à ce sujet :

« En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. »

Cette acceptation de la réalité est également le credo du conservatisme. Celui-ci a mauvaise presse. C’est que, comme souvent, il y en a au moins deux. Il y a celui qui est rétrograde, qui considère que tout était mieux avant. Il hérite en cela d’un vieux modèle mental philosophique qui va de Platon à Rousseau selon lequel il y aurait un état originel de pureté, d’où l’Homme a chuté, et qu’il faudrait absolument restaurer, par la violence s’il le faut. Mais il y a un autre conservatisme, que par facilité on nomme britannique, mais qui en réalité a été inspiré par Montaigne puis par Montesquieu, Locke, Burke et d’autres comme Raymond Aron. Celui-ci consiste à faire preuve de modestie épistémique en posant que l’on peut d’autant mieux avancer qu’on est ancré dans le réel.

Comme l’observe la journaliste et essayiste Laetitia Strauch-Bonart :

« Être conservateur, ce n’est pas faire la morale aux gens […] c’est rappeler d’où l’on vient, et ne pas oublier ce qui nous a précédé. »

De façon intéressante, c’est la même posture qu’Alinsky, pourtant très à gauche. Mais ce n’est pas surprenant, tant le clivage est moins entre droite et gauche qu’entre utopistes et pragmatiques. Ces derniers abordent la question du changement avec humilité et respect, bien que sans concession, et en substance disent : changer est nécessaire et souhaitable, c’est dans la nature de l’Homme, et la seule façon de changer si on veut éviter le tas de cadavres et les camps de rééducation, c’est de commencer par accepter sereinement ce qui est.

C’est cette posture que décrit le politologue anglais Marc Stears dans son ouvrage Out of the ordinary (Sortir de l’ordinaire) où il montre comment un groupe d’intellectuels (notamment Orwell) a voulu essayer d’échapper au clivage entre conservatisme nostalgique et idéalisme totalitaire dans la Grande- Bretagne des années 1950. Ils revendiquaient une forme de prudence, partant de la vie réelle, mais au service du changement social. Inclassables ? Précisément.

La tension créatrice entre protection et progrès

Edmund Burke, un auteur majeur du conservatisme britannique, considéré à tort comme un réactionnaire en raison de sa critique de l’utopie de la Révolution française, estimait ainsi que le critère d’une bonne politique était « une disposition à protéger et une capacité à améliorer ». Qu’il soit industriel ou politique, l’innovateur doit en effet créer une tension entre protection et progrès.

La notion de tension est essentielle. Si elle est équilibrée, elle est créatrice. Sinon, elle est destructrice et on bascule soit vers l’immobilisme, soit vers la révolution. Dans l’industrie, ça donne le repli sur son activité historique (Kodak dans l’argentique) ou la fuite en avant vers l’innovation à tout crin (l’Apple soi-disant visionnaire dans les années 1990 avant que Steve Jobs ne vienne remettre de l’ordre). Dans le champ politique, ça donne la nostalgie de l’extrême droite pour une France qui n’a jamais existé, ou l’aventurisme utopique de l’écologie politique française.

Le mécanisme qui a été inventé par l’Occident pour maintenir cette tension créatrice entre protection et progrès dans le domaine politique, et qui a été théorisé par Burke, c’est la démocratie. C’est grâce à elle qu’anciens et modernes sont amenés à faire des compromis, et ce sont ces compromis qui évitent les catastrophes. Alors oui, de façon sans doute paradoxale, pour changer le monde, il faut être, dans une certaine mesure, conservateur.


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