Dans la troisième et dernière étape au Danemark, entre Vejle et Soderborg (182 km), victoire au sprint du Néerlandais Dylan Groenewegen (Bex), devant le maillot jaune en personne, Wout van Aert (Jumbo). Durant trois jours, le succès populaire fut prodigieux.
Venus de la caste originelle, les hommes de la «vitesse pure» étaient une nouvelle fois invités à porter au firmament une discipline de haut risque pour clore le premier chapitre du Tour, vécu au plus haut point septentrional de sa longue histoire. Le cyclisme naquît jadis du sprint, à l’initiale d’une vélocité digne des chevaux, et dans cette troisième étape au Danemark, entre Vejle et Soderborg (182 km), dans une étonnante cavalcade vers le sud de ce pays maritime, incessamment balayé par les vents des fjords où s’ensommeillent encore quelques dieux vikings, le soleil déclinait tel un astre froid et sa lumière illuminait de moins en moins les Géants de la Route.
Mais avant d’en arriver là, nos héros de Juillet devaient se coltiner une visitation piégeuse aux origines de l’identité danoise. Il était un peu plus de 13h30, le peloton allait bientôt avaler à toute volée la bordure continentale du pays, quand le peloton traversa Jelling (km 12), site classé au patrimoine mondial de l’Unesco, dont les pierres furent à cette région ce que les menhirs de Carnac sont à la Bretagne. Rares témoins de la culture païenne nordique, comme en témoigne son église rudimentaire polie par le temps, ces édifices rappellent la conversion du peuple danois au christianisme vers le milieu du Xe siècle. Depuis le départ à Vejle, le porteur du maillot à pois, le Danois Magnus Cort Nielsen (EFE), parcourait ses terres en solitaire afin de consolider sa tunique. Le courageux moustachu, décontracté et saluant les spectateurs en ambassadeur privilégié au fil de cette échappée, parcourut ce lieu mythique sous les broncas indescriptibles d’une foule inimaginable. Le gros de la troupe laissa filer, jusqu’à 6 minutes d’avance. Fidèle à un scénario assez classique des équipes de rouleurs, sachant que les occasions de sprints massifs seront rares, dès le retour dans l’Hexagone.
Souvenons-nous que la veille, entre Roskilde et Nyborg, avait laissé des traces certes plus psychologiques que physiques, mais tout de même. Dans une ambiance de folie, sur un théâtre spectacularisé dans le tourniquet d’une nature hostile, le rescapé Fabio Jakobsen (1) avait conquis sa première victoire d’étape et Wout van Aert son premier maillot jaune, mais au prix d’une bataille de vent espérée dans la traversée du pont du Grand Belt, désormais célèbre, qui ne fit aucune différence contrairement aux prévisions d’Eole. Sauf un peu de grabuge, des chutes et des plaies, dont celle de Tadej Pogacar, qui parvint tant bien que mal à se rattraper. «J’ai réussi à éviter le crash, je ne suis pas vraiment tombé, mais mes deux roues ont crevé et j’ai tapé les barrières avec mon poignet et ma cheville,expliquait-il. Ca a l’air d’aller, j’ai l’impression que je suis solide!» Plus de peur que de mal pour le double tenant du titre, juste un avertissement. Aucun des autres cadors (Roglic, Vingegaard, Yates, Gaudu, O’Connor, etc.) ne tomba dans le piège du «pont de tous les dangers». Et nous eûmes ce commentaire plutôt amusé de Van Aert: «Le vent de face était si fort qu’on a eu l’impression que le rythme de course devenait soudain comme un entraînement.»
Identique impression, en ce dimanche de long défilé assez navrant. Sur le Tour, le monde et sa propriété étant sacrés puisque «ce sont les coureurs qui dictent la course et eux seuls», comme le répète notre druide Cyrille Guimard, il fallut la menace de nuages pour retrouver un soupçon de stress. Le chronicoeur ne pût dès lors s’empêcher de penser que nous étions à des années lumières du début des Tours précédents, lorsque la «vélorution» imposée par Julian Alaphilippe – il nous manque – braquait toutes les évidences et enflammait les récits en mode onirique. Nous attendîmes donc, d’abord que le Danois Magnus Cort Nielsen ait achevé son tour de gloire (à 51 km du but), puis que l’emballage final se produise enfin dans les rues de Sonderborg. A l’issue de cet assaut terminal, le Néerlandais Dylan Groenewegen (Bex), 29 ans, jeta son vélo pour coiffer le maillot jaune en personne, Wout van Aert (Jumbo).
Ainsi, Sonderborg devint le port de «l’adieu», avec ses maisons colorées aux fresques murales, à l’extrême sud du Danemark puisque la ville se situe à une poignée de kilomètres de la frontière allemande. Avant d’autres aventures. L’esprit en attente du grand retour dans le nord de la France, dès mardi entre Dunkerque et Calais, le chronicoeur, valise bouclée, n’eut pas trente-six façons de résumer ces trois jours inauguraux au Danemark. Non sans l’éblouissement d’une parfaite émotion vécue à distance. Car l’«excès» d’amour fou des Danois honora au centuple notre patrimoine national en itinérance, de quoi étouffer bien des critiques. Combien furent-ils sur les bords des routes, joyeux, chamarrés, chavirés d’un bonheur sincère? Des centaines de milliers? Des millions, sans doute? Cette foule compacte et bruyante, amassée jusque dans les recoins des décors les plus improbables, témoigna d’une allégresse incomparable qui grandit encore un peu plus la légende des Forçats, adoubés par cet autre Peuple du Tour, à moins que ce ne soit le contraire. Une aventure unique à fabriquer de la mémoire – déjà, encore, toujours.
(1) Jakobsen fut victime, en 2020 sur le Tour de Pologne, d’une terrible chute qui l’a maintenu longtemps à l’écart des courses, après avoir frôlé la mort.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 4 juillet 2022.]