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Un trio de rêve pour l'Otello de Verdi au Festival d'opéra de Munich

Publié le 06 juillet 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco
Un trio de rêve pour l'Otello de Verdi au Festival d'opéra de MunichGregory Kunde et Rachel Willis-Sørensen
Les jours se suivent et se ressemblent au  Bayerische Staatsoper. Comme dans toutes les maisons d'opéra, la pandémie fait des ravages et conduit à des désistements sinon à des annulations de spectacle. L'Otello de Verdi n'a pas échappé à cette sinistre règle et a connu des remplacements en cascade. Rachel Willis-Sørensen, qui a fait en septembre dernier des débuts triomphants dans le rôle de Desdemona à Vienne aux côtés de Gregory Kunde qu'elle retrouve ici, a été invitée à remplacer la soprano Anja Harteros. Le très attendu Gerald Finley, qui avait subjugé Munich en Iago il y a  quatre ans, est tombé subitement malade. Au tout dernier moment, Simon Keenlyside est arrivé en boulet de canon pour atterrir dans une mise en scène dont il n'a pas eu le temps de prendre connaissance.  Daniele Rustioni, pourtant annoncé à Munich, a préféré partir préparer un Otello londonien et a cédé le bâton à Antonino Fogliani. 

Un trio de rêve pour l'Otello de Verdi au Festival d'opéra de Munich

Nadezhda Karyazina, Rachel Willis-Sørensen, Simnon  Keenlyside


La mise en scène d'Amélie NiermayerLa mise en scène d'Amélie Niermeyer, quiavait déjà montéLa FavoriteauThéâtre national de Munich, avait fait un tabac en 2018. Le choix d'une femme pour monter ce chef d'oeuvre de la maturité du grand compositeur italien n'a sans doute pas manqué d'influencer une mise en scène surtout centrée sur le personnage de Desdemona, qui reste quasiment en scène d'un bout à l'autre de l'opéra, spectatrice muette et torturée d'un monde guerrier et de son propre destin dans les scènes où ne s'élève pas la sublime transcendance de son chant.Amélie Niermeyer a produit une mise en scène intemporelle : abandonnant les indicateurs des costumes d'époque ou les références historiques ou maritimes, ainsi que les possibles représentations clichées du Maure, elle enferme  les protagonistes de l'histoire dans un huis clos qui lui permet  de se concentrer sur l'analyse psychologique des personnages dont elle va faire valoir la complexité par une direction d'acteur ciselée, au travail  précis. 
La brutalité de l'entrée en matière de cet opéra sans ouverture, le fracas des armes d'une bataille à l'issue d'abord incertaine, puis celui de la tempête qui menace le commandant victorieux, magistralement évoqués un choeur aussi vibrant que ténébreux (entraîné par Stellario Fagone), plongé qu'il est dans l'ombre de l'avant-scène, sont surtout rendus par leurs effets sur une épouse anxieuse qui suit les événements depuis sa chambre dans  le palais de son époux, caisson lumineux surélevé en arrière-scène. Contrairement à celle de Shakespeare, la Desdemona de Boito n'a pas suivi son mari au combat mais l'attend pour célébrer à la fois sa nuit de noces et sa victoire. Dans la version d'Amélie Niermeyer, elle en est le témoin silencieux et angoissé. Le décor, dû au talent de Christian Schmidt, est d'emblée mis en abyme avec son exacte répétition de la scène sur deux plans qui se succèdent : une grande pièce lambrissée dans des tons gris doux avec de hauts plafonds aux moulures classiques réchauffée par un âtre et meublée d'un lit se voit répétée en arrière-scène par une seconde pièce très semblable avec un lit et un âtre similaire, comme un théâtre dans le théâtre, un concept scénique cher au maître de Stratford. Le choeur qui chante le combat et la tempête est  placé dans l'ombre de la première pièce non éclairée et c'est  le jeu des expressions inquiètes et terrifiées  de Desdemona qui réflètent l'issue douteuse du combat et de la tempête. 
L'âtre, élément important du décor, changera de place entre les deux parties du spectacle : situé côté cour en première partie on le retrouve côté jardin dans la seconde. Desdemona, maîtresse du foyer, est intimement associée à l'image de l'âtre, avec une métaphore complexe: la maîtresse de maison est en charge du domestique, c'est elle qui allume le feu ; mais Desdemona, personnalité à l'intégrité altière que cette intégrité perdra, joue à la fois avec le feu. Dans les certitudes de sa droiture et de son amour, elle ne perçoit pas le danger et finit par brûler par plus de feux qu'elle n'en vient d'allumer. Au premier acte, une figurante double dans la pièce d'avant-scène les gestes de Desdemona située à l'arrière-plan : les deux femmes allument le foyer et le bras de la figurante finit par prendre feu, elle prend la fuite brandissant son bras enflammé, funeste présage d'une action dont tous les spectateurs connaissent l'horrible issue.
Si toute l'action se déroule dans l'unité d'un lieu, une grande chambre du palais du commandant, ce lieu dupliqué est à géométrie variable, le caisson du fond prenant diverses dimensions, un jeu encore renforcé par la magie des projections vidéos de Philipp Batereau, qui par leurs superpositions sur le décor produisent des effets de distorsion et de tourbillonnement qui reflètent bien les tempêtes tumultueuses intérieures des personnages, particulièrement celles de Desdemona et d'Otello.
La mise en scène d'Amélie Niermeyer présente des lignes directrices remarquablement claires qui favorisent une tension dramatique essentiellement portée par la caractérisation des personnages : Otello n'est pas ici le Maure noir ou basané de l'histoire. Niermeyer ne le traite pas en héros mais en guerrier fourbu, pesant de lassitude, que la guerre et la tempête ont terrassé. L'Otello de Niermeyer n'est pas traditionnel : Niermeyer le transforme en un contre-héros au corps épaissi, aux cheveux plutôt courts, raides et plaqués. Elle en fait une sorte de dictateur harassé par les combats : le brillant stratège de la guerre n'est plus à son arrivée en scène qu'un petit bourgeois épuisé qui aspire au repos, psychiquement affaibli, et qui va devenir le jouet d'une machination diabolique. Otello est ici différent  non parce qu'il est Maure, mais parce qu'il est commun. Et c'est là aussi que se situe la faille de Desdemona qui, dans son aveuglement amoureux doublé d'une haute intégrité morale, ne perçoit pas les faiblesses d'un mari dont elle avait adulé la différence. Ce sont cette intégrité et cet amour qui lui font prendre la défense de Cassio et lui font croire au pouvoir de discernement d'Otello, mais qui en fait l'aveuglent et finissent par la perdre. Ces rigidités favorisent la vengeance et les machinations d'un Iago traité ici comme un génie du mal nihiliste, amoral et cynique, un personnage ambigu sur le plan sexuel qui s'approche si souvent des hommes pour mimer la séduction féminine qu'on pourrait lui prêter des désirs homosexuels. Amélie Niermeyer n'en fait pas un être sombre et malfaisant, mais bien davantage un personnage léger et virevoltant à l'intelligence perverse qui distille le mal par des insinuations judicieusement calculées et placées.
Un trio de rêve pour l'Otello de Verdi au Festival d'opéra de Munich
Simon Keenlyside
Une soirée d'exception
Si quelque Cassandre s'était glissée parmi le public pour prédire l'échec de la soirée suite aux remplacements du chef et de premiers rôles, elle aura été déçue et aura reçu un cinglant démenti. La soirée fut absolument glorieuse et  à l'aune de la première mythique de 2018 (avec Petrenko, Kaufmann, Harteros et Finley), qui est rentrée dans les annales du Bayerische Staatsoper. L'excellence ne se compare pas. La distribution et la direction de 2022 ont donné une autre dimension à la mise en scène, car une mise en scène n'est pas un phénomène mécanique, mais un phénomène habité par des acteurs qui ont leur propre personnalité et leur propre dynamique. La mise en scène  revisitée par la distribution actuelle a reçu une nouvelle dimension, signe indéniable de ses grandes qualités et  de son potentiel. 
La Desdemona de Rachel Willis-Sørensen, est à la mesure des moyens de la cantatrice,  elle a de la puissance et du tragique, c'est une battante dans le malheur qui l'accable : la force rayonnante et la brillance de la voix sont remarquables d'un bout à l'autre de l'opéra et à la mesure de l'intensité de son interprétation scénique. La technique vocale est sans faille, irréprochable, le timbre d'une beauté dramatique saisissante, avec de profondes vibrations et des aigus assurés. Les moments d'émotion se succèdent, avec une expressivité  pulsante  et des modulations ravissantes comme dans le "Salce, salce", l'air du saule, jusqu'au point  culminant du bouleversant  "Ave Maria" final.   Sa Desdemona est une révélation !
Gregory Kunde reprend ici un de ses rôles emblématiques et fait un triomphe, et cela alors que, né en 1954,  il affiche sereinement sa soixantaine bien avancée avec les fulgurances magiques d'un ténor héroïque dont la puissance et l'intensité semblent lancer un défi au temps. Il rend les contrastes entre la violence des moments explosifs et la tension introvertie des moments ramassés avec un art consommé. Le travail sur le piano est remarquable, ainsi du troisième acte au cours duquel le chanteur rend toute l'oppression hagarde que ressent son personnage écrasé par la douleur.  
Simon Keenlyside a à nouveau démontré le grand professionnel qu'il est. Arrivé à Munich le deux juillet sans préparation aucune à la mise en scène, il est parvenu à interpréter Iago avec succès, un rôle qu'il chante actuellement avec la compagnie Grange Park Opera dans le Surrey. Son Iago munichois s'est intercalé en sandwich avec son Iago britannique, ... qu'il reprend ce 6 juillet ! Hier soir, au rideau final, il a dûment remercié le souffleur qui a dû lui donner un sérieux appui en lui forunissant des indications pour le jeu scénique. Et il est parvenu à personnifier le clown maléfique, papillonnant comme un feu follet diabolique, insidieux, étonnant de légèreté et déconcertant, que veut la mise en scène, comme s'il sortait d'une semaine entière de répétitions ! Son baryton aux couleurs fascinantes explore toutes les facettes de l'expression du sarcasme, les moqueries ricanantes, les railleries, et l'amertume méchante de ce personnage damné qui croit en un dieu cruel. On en oublie que le subterfuge majeur imaginé par Shakespeare et repris par Boito n'est qu'un mouchoir dérisoire, un fazzoletto...
Aux côtés de ces trois géants de la scène, le ténor ukrainien Oleksiy Palchykov, plus léger mais solide, parvient à assurer un Cassio de belle tenue et fort bien joué, il est notamment excellent cascadeur dans la scène de l'ébriété. Nadezhda Karyazina mérite une mention particulière pour son Emilia incisive,  un rôle secondaire qui exige une forte présence en scène. La mezzo russe chante actuellement aussi le rôle de Ninon dans Die Teufel von Loudun. Galeano Salas (Roderigo) et  Bálint Szabó  (Lodovico) reprennent avec bonheur leurs parties déjà interprétées en 2018. Andrew Hamilton fait une brève apparition prometteuse en héraut.
Antonino Fogliani remporte un énorme succès pour sa direction inspirée, d'une précison rigoureuse,  d'une grande clarté et extrêmement dynamique d'un des meilleurs orchestres d'opéra européens. Le soutien du maestro aux chanteurs est à souligner, d'autant que les répétitions d'une reprise sont peu nombreuses et que tous les interprètes n'y étaient pas. 

Crédit photographique : Wilfried Hösl 


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