Dans la douzième étape, entre Briançon et l’Alpe d’Huez (165,1 km), victoire du Britannique Thomas Pidcock (Ineos). Au lendemain de sa prise de pouvoir dans le Granon, le maillot jaune Jonas Vingegaard, attaqué par Pogacar, a contrôlé la montée finale.
Alpe d’Huez (Isère), envoyé spécial.
Tout de nerfs et de cernes, mais l’esprit brassé d’un bonheur quasi mythologique d’avoir assisté à une sorte de chef-d'oeuvre de cyclisme total, mercredi dans le miraculeux col du Granon, nous quittâmes Serre Chevalier sans abandonner nos rêves encore plus fabuleux. Après l’un des chapitres les plus mémorables dans cette longue histoire de la Légende des cycles, qui grava dans le livre des Illustres le renversement spectaculaire de Tadej Pogacar sous les coups de boutoir des Jumbo et de Jonas Vingegaard, l’horizon nous parut dégager pour que le Tour se hisse à la hauteur de sa nouvelle dimension contemporaine. Les Forçat de la Route descendent toujours du songe ; et quand ils distordent la fatalité en étirant les frontières du réel, ils deviennent vraiment des Géants.
Au cœur de l’après-midi, entre Briançon et l’Alpe d’Huez (165,1 km), le peloton s’étirait en lambeaux. Si les coureurs redoutaient depuis longtemps l’étape de la veille, celle de ce 14 Juillet les effrayait tout autant, avec ses 4750 mètres de dénivelé positif. Et son triptyque monumental, intégralement hors catégorie, à se damner dans les pourcentages: le Galibier (23 km à 5,1%), puis le terrifiant et interminable col de la Croix de Fer (29 km à 5,2%), et enfin la montée traditionnelle de l’Alpe d’Huez (13,8 km à 8,1%). Une sorte de tragédie classique revisitée, propice à toutes les folies potentielles. Nous étions prévenus. Si le Danois, au-dessus Briançon, avait épousseté la concurrence et essoré Pogacar, creusant d’énormes écarts, le Slovène, double tenant du titre, ne s’avouait nullement vaincu ni abattu. «J'ai eu un coup de barre dans le Granon, déclarait-il. Peut-être une hypoglycémie. C’était juste un mauvais jour, je ne m’en fais pas plus que cela. Maintenant, c'est à moi d'attaquer.»
Dès le Galibier, le col alpestre le plus franchi par la Grande Boucle (59 passages), nous cherchâmes des éléments de réponses dignes des interrogations livrées à tous dans le Granon. Pogacar, au pied d’une montagne d’incertitudes, tenterait-il un coup de force? Romain Bardet se contenterait-il de son honorifique deuxième place au général? Les Jumbo parviendrait-il à cadenasser la course? Vingegaard garderait-il son sang-froid bien nordique? Et surtout, la question centrale: assisterions-nous, de nouveau, à ces instants de beauté cycliste et de pures extases qui rehaussèrent l’épopée versifiée, loin des stéréotypes des dernières années, quand la froideur mécanique et biologisée régentait tout et atomisait l’art féérique derrière la métronomie des musculeux aux gestes robotisés? Pour l’heure, des courageux franchirent en éclaireurs le «toit du Tour», le Français Antony Perez en tête, puis Ciccone, Meintjes, Powless, Oliveira, Schoenberger, Goossens, Louvel, Torres... Nous vîmes même un certain Chris Froome (flanqué de Thomas Pidcock) retrouver son lustre et les avant-postes, comme au temps maudit où le train de la Sky n’était justement contesté par personne. Changement d’époque.
Dans les pentes assassines de la Croix de Fer, une sorte de dialogue halluciné courait de bouche en bouche dans le peloton. Et lorsque le poids des pédales devint enfer tellurique, par-delà les cimes rocailleuses figées de chaleur (jusqu’à 39 degrés), nous revisitâmes, par fragments, les fonds baptismaux des aventures oniriques. Les neuf attaquants rescapés perdus dans les rampes, avec cinq-six minutes d’avance, continuaient d’offrir un surcroît d’amour aux fiévreux, tandis que du côté des favoris, le train dément du Jour-d’avant s’était transformé en course de fond. Nous comprîmes que les failles et les faiblesses accumulées freineraient temporairement les ardeurs et que les grandes initiatives attendraient l’Alpe d’Huez. L’épreuve de Juillet n’était jadis qu’un apprentissage d’endurance de l’extrême ; pour la Fête nationale, elle redevenait un effort de résistance en intensité sélective.
Il fallut donc la trentième-et-unième montée des fameux vingt-et-un virages pour que la tension change de fréquence. Dans cette course de côte en apnée, ils s’installèrent dans le phrasé des grimpeurs au passé mémoriel. Cette montagne inesthétique mais glorifiée par le Tour, demeure pour jamais associée à Fausto Coppi qui, en 1952, fut le premier triomphateur d’une arrivée au sommet, surplombant de sa classe les hommes amalgamés aux apesanteurs d’en-bas. Dans ce décor si «ouvert» àl’amoncellement des spectateurs, nous découvrîmes ce que nous craignions. A l’avant, le Britannique Thomas Pidcock (Ineos), 22 ans, ruina les espoirs de son compatriote Froome, fondit la foule et s’envola vers une victoire de prestige. A l’arrière, les Jumbo pactisèrent dans leur rêve de maîtrise absolue et imprimèrent à tour de rôle (Van Aert, Roglic, Kuss, etc.) leur marque de régence élevée. Exit Vlasov, Pinot, Lutsenko, Quintana… puis Gaudu et Bardet. Dans la roue du maillot jaune, nous surveillâmes Pogacar, confronté au plus grand défi de sa jeune carrière. Il attaqua une fois, deux fois, marqué à la culotte par Vingegaard qui poussa son corps décharné à ses limites. Mais à aucun moment nous ne vîmes la moindre mollesse dans la voussure des épaules du Danois. Statu quo.
Le chronicoeur, lui aussi tout de nerfs et de cernes devant tant d’orgueils projetés, y perçut une œuvre en mode mineur sur des monts pourtant référencés. Ni l’Alpe d’Huez ni le Jour-d’après ne ressembla au Granon.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2022.]