Par Frédéric Mas.
Un séminaire sur Charles Darwin et le genre animé par Leonardo Orlando et Peggy Sastre sur le campus de Reims de Science po Paris a été annulé abruptement.
Le prestigieux établissement invoque le manque de scientificité des enseignements proposés, mais c’est plutôt « l’évoféminisme » de Peggy Sastre qui pourrait avoir scandalisé des experts maison peu habitués à l’intrusion de la biologie dans le pré carré des sciences sociales.
Darwin inconnu
C’est que Darwin reste assez peu connu du grand public, qui lui associe spontanément un certain nombre d’idées ou de théories plus ou moins inquiétantes et nauséabondes. Qui dit darwinisme dit souvent compétition pour la survie, ou encore loi du plus fort ou déterminisme biologique, voire racisme. Rares sont les voix capables de rappeler que le principal legs du célèbre scientifique, la théorie de l’évolution par sélection naturelle, fait consensus parmi des scientifiques qui ont pu tester et vérifier sa véracité par les moyens les plus modernes à disposition.
Pour Jerry A. Coyne, professeur en génétique évolutionniste à l’université de Chicago, l’esprit essentiel de la théorie moderne de l’évolution est assez facile à comprendre. La vie sur Terre a évolué progressivement en commençant par une espèce primitive – peut-être une molécule auto-réplicative – qui a vécu il y a plus de 3,5 milliards d’années. Elle s’est ensuite ramifiée au fil du temps, donnant naissance à de nombreuses espèces nouvelles et diverses. Le mécanisme de la plupart (mais pas de toutes) des changements évolutifs est la sélection naturelle1.
L’évolution au quotidien
Pour Matt Ridley, qui lui est journaliste scientifique après avoir enseigné la zoologie à l’université, l’évolution est partout. Elle dépasse très largement le fonctionnement des systèmes biologiques pour pénétrer l’intégralité des pratiques sociales et culturelles humaines. Il a rappelé dans son essai The Evolution of Everything (2015) que même les idées de Darwin ne sont pas nées du jour au lendemain : elles s’inscrivent dans un courant plus large de réflexion biologique, mais aussi culturelle propre au XIXe siècle.
Ridley rappelle que la réflexion de Darwin baigne dans la philosophie des Lumières écossaises, qui a donné au monde David Hume et Adam Smith. Après s’être embarqué sur le Beagle pendant 5 ans pour un voyage d’exploration scientifique, Darwin va mettre au clair ses idées en lisant une biographie d’Adam Smith, et en relisant l’essai de Thomas Malthus sur la population.
Comme l’observe Ridley :
« Le biologiste évolutionniste Stephen Jay Gould est allé jusqu’à dire que la sélection naturelle doit être considérée comme une extension analogique de l’économie de laissez-faire d’Adam Smith. »
Charles Darwin et Adam Smith
En d’autres termes, pour Ridley, Adam Smith est à l’économie ce que Charles Darwin est pour la biologie. Ce que découvre Smith dans La Richesse des nations (1776) est un mécanisme bien connu des théoriciens de l’ordre spontané du marché. L’ordre du marché, et de la société en général, n’est pas le produit d’une intelligence particulière ordonnant et planifiant l’intégralité des interactions entre les hommes, mais de l’action coordonnée de tous les individus dessinant ainsi des régularités et des pratiques auto-engendrées.
La théorie de la sélection naturelle ne fait plus intervenir un Dieu créateur comme facteur explicatif de la nature et de ses transformations, la théorie d’Adam Smith ne met plus l’État au centre de la création de richesses au sein du monde social. C’est désormais l’échange volontaire et spontané de biens et de services entre individus encadré par la division du travail et la spécialisation des tâches qui explique désormais la création de richesses.
Darwin continue à faire peur, y compris dans le milieu universitaire. Il est pourtant un auteur clef pour mieux comprendre le monde qui nous entoure, de la biologie à la culture, en passant par l’économie. Peut-être serait-il temps que Science po prenne l’évolution au sérieux ?
- Jerry A. Coyne, Why evolution is true, Oxford Univ. Press, 2009.